De passage au Liban, un peu avant sa consécration j’ai pu l’interroger sur son itinéraire de frère mariste, avec 80 ans de services, au profit des jeunes du Levant, dont je faisais partie. Vers les hauteurs de Jbeil (l’antique Byblos), s’élève le Collège des Frères maristes. Devant l’entrée dallée, on parle bas pour demander à une jeune femme avenante si l’on peut voir Frère André.
Une attente très brève et de l’ascenseur, la silhouette mince à peine voûtée se découpe à contre-jour, avançant rapidement à pas assurés. La voix est jeune, chaleureuse, le regard droit et le sourire engageant.
Vous voulez m’interviewer ? lance-t-il comme on parlerait d’une galéjade. Vous n’y pensez pas !

Mais si, justement, j’y pense et depuis très longtemps, tant cet homme de Dieu, a marqué ma jeunesse et celle de tant de jeunes orientaux auxquels par l’éducation et le savoir, il a transmis des valeurs qui ont fait de nous, ce que nous sommes aujourd’hui. Combien de milliers d’ adolescents ont trouvé en. lui, le tuteur affectueux mais solide, le modèle, le maître qu’ils admiraient ?
Et malgré ses dénégations, nous l’avons entrainé dans la chapelle où avec cette humilité si particulière chez lui, nous avons pu nous pencher sur ses 80 ans passés au Liban en disciple du bienheureux Père Champagnat.
JCA : J’aimerais revoir avec vous votre parcours … en commençant par le début !
Frère André : Je suis né en 1918 dans une famille nombreuse (ce qui était courant à l’époque) de 12 enfants (7 garçons et 5 filles) dont j’étais l’aîné. Dans un coin de Normandie, la Pointe de la Hague, très à l’écart. Pourquoi le Bon Dieu est allé me chercher là ? Cela m’étonne encore aujourd’hui, et surtout la façon dont j’ai été « piqué » oui c’est cela, vraiment piqué ? Car je ne suis pour rien dans mon parcours, c’est celui qu’a voulu le Seigneur qui est allé me chercher au sein d’une famille chrétienne, où l’on priait le soir à la maison. J’étais enfant de chœur et mes parents pensaient qu’un jour je serais prêtre … et voilà qu’une carte arrive un jour d’un Mariste, Frère Aldegrin, que nous ne connaissions pas !
Papa avait 35 ans, et moi 11 ans. Bien entendu la proposi-tion qu’il faisait à mes parents a nécessité plusieurs années de ’réflexion et nous avons attendu que Dieu se prononce fermement.
JCA : Parlez-nous du Frère Aldegrin.
FA : Il avait été directeur des frères maristes à Achkout au Liban avant 1914, puis Il avait fait toute la Grande Guerre, plein de vigueur. A l’armistice il s’était retiré en Franche-Comté, avait acheté une mobylette et parcourait, sillonnait la région, faisant du recrutement de paroisse en paroisse. Il a eu un jour l’idée sublime d’écrire au Ministère de l’Intérieur, pour obtenir la liste des familles nombreuses, et d’envoyer une carte à chacune, leur demandant si l’un de leurs enfants ne souhaiterait pas aller enseigner religion et français à ces populations. Du sud de la Méditerranée.
JCA : Depuis quand les Frères étaient-ils au Liban ?

FA : Depuis 1895. Leur supérieur général sentant monter en France une certaine hostilité nourrie par le gouvernement envers les congrégationnistes de tous bords, jésuites, lazaristes … a essayé de trouver un point d’ancrage dès cette époque. Je vous rappelle que Jules Ferry, sous la IIIe République, à partir de 1880 disait que durant dix-neuf siècles, l’éducation de la jeunesse française avait été assurée par les congrégations et que désormais, c’était à la République de prendre le relais. Nous sommes au tout début de la laïcité. Immédiatement le supérieur de l’ordre, Frère Théophane, comme je vous le disais, avait ciblé dans le monde les pays susceptibles de nous accueillir. Et le Liban se trouvait être demandeur, lui qui sortait à peine de l’occupation ottomane et dont la seule éducation délivrée était dans ce qu’on appelait : « Les Ecoles sous le chêne au milieu du village. »
La République va se charger elle-même de l’éducation de ses enfants, tout en rendant hommage aux Congrégationnistes en respectant les mêmes contenus et les mêmes règlements que nous avions mis en œuvre depuis la Révolution et Napoléon 1er. A cette époque le Père Champagnat, un petit abbé de village, avait pensé à faire une Congrégation d’enseignants.
Mais il n’était pas le seul. Une quinzaine d’autres ont vu le jour après que Napoléon ait rétabli les frères des Ecoles chrétiennes… Loin d’être hostile, il voulait favoriser avant tout l’enseignement de qualité.
JCA : Ce qui n’était pas le cas de Napoléon III ! Vous vous souvenez de La Salette !
FA : Non, pas du tout. Napoléon III a eu le mérite de faire reconnaître la Congrégation des frères maristes, nous lui en sommes tellement reconnaissants. Pour La Salette, c’est autre chose : l’évêque de Grenoble d’où dépend La Salette était un grand ami personnel de l’Empereur. La Sainte Vierge a dit des paroles un peu désavantageuses sur Napoléon III que l’évêque n’a pas voulu rapporter. Pour être sûr du silence sur tous les événements de La Salette, il a fait partir Mélanie qui est devenue sainte en Italie, alors qu’en France on ne l’avait pas reconnue.
JCA : A quel âge êtes-vous arrivé au Liban ?
FA : A 16 ans, en 1934, je suis arrivé ici à Amchit avec cet habit. J’avais fait peu d’études, et j’ai achevé ma formation, avec le Brevet et le Bac que j’ai obtenus à Jounieh. En même temps que j’étais élève, j’étais le 26e Frère, un membre actif de la Communauté. Avec les petits j’étais surveillant, animateur, là où je pouvais rendre service, pour les grands et mes jeunes confrères, j’enseignais le français, la religion et l’histoire. Je suis revenu à Amchit à la maison Mère, tâche interrompue dès la fin de la Guerre 1940-1945, pour courir à Lyon, envoyé par notre Provincial, afin d’obtenir les licences en faculté dans les cours que j’enseignais : Philosophie, Lettres Histoire. Mais en même temps je donnais des cours au scolasticat de la maison généralice à Saint-Genis-Laval.
JCA : Quand êtes-vous revenu au Liban ?

FA : En 1952, à la fin de mes licences, je suis redevenu professeur passionné auprès d’une jeunesse avide de savoir, de savoir-faire et de réussir, heureux moi-même d’acquérir des ouvertures spirituelles, intellectuelles et historielles des plus passionnantes. J’ai répondu du mieux que j’ai pu à cet appel du Seigneur et je l’en remercie tous les jours de ma longue carrière, lui qui m’a particulièrement choyé dans ma compréhension de la vie religieuse, apostolique laïque, dans celle de mon rôle auprès de ces jeunes libanais à peine sortis de plus de mille ans d’occupation étrangère. Dans celle plus particulière de l’exégèse biblique : deux inoubliables cessions à l’Ecole des Dominicains de Jérusalem avec les Pères Benoit Boismart, Ternant, Spicq, Rambry, une grâce immense !
JCA : Parlez-nous un peu de votre enseignement.
FA : J’ai passé 6 ans à Alep de (1965 à 1971) et 3 ans à Damas. A Alep j’ai travaillé avec un Breton, le Frère Yves Alexandre. Je dois vous avouer que je suis le seul normand dans la Congrégation des Frères. Le Frère Vivien était de Villedieu les Poëles (Bretagne) il repré-sentait l’Ouest de la France. Nous avions dans nos classes un public très éveillé, très accueillant et toujours soucieux de répondre à l’attention que nous lui portions, que je leur portais avec d’autres frères, très appliqués à leur métier de Congréganiste.
JCA : Combien d’élèves aviez-vous dans les classes ?
FA : 40 à 45 régulièrement. Je ne m’asseyais jamais, j’étais debout le regard fixé sur les .. élèves, eux-mêmes passionnés, le métier d’enseignant est un peu théâtral n’est-ce pas ?
JCA : Avez-vous eu parmi vos élèves, des jeunes qui ont fait une carrière brillante ?
FA : Nous n’avons pas cherché cela, d’ailleurs ce sont les Frères des Ecoles chrétiennes qui étaient dans les grandes villes où bien sûr nous nous interdisions de nous installer. Nous étions dans des endroits calmes, Amchit, Batroun, Jounié, Der Kamar, et les enfants venaient de la classe moyenne du Liban.
JCA : Frère, votre modestie est légendaire, votre discré-tion appréciée, mais permet-tez-moi …

FA : Ah ! Vous voulez parler du Général Chehab, l’un des premiers président de la République libanaise, c’est vrai il venait de chez nous.
JCA : Et le cardinal Raï, le Patriarche maronite ?
FA : Oui c’est vrai, c’est un ancien élève, et aussi j’oubliais, son prédécesseur, le Patriarche Antoine Sfeir …. et aussi le très grand poète libanais qui a 102 ans maintenant, Saïda Kal. Mais en fait, nous avions surtout des enfants venant de milieux simples, et nous n’avons pas cherché à en faire des Présidents de la République …. Bien que (il se met à rire) Camille Chamoun qui a été Président se vantait lui-même de venir de chez les Frères Maristes de Deir Kamar.
JCA : Et vous oubliez tous les ingénieurs, les médecins, les professeurs de très grande qualité qui sont sortis des Collèges des Frères. Combien ont pu poursuivre en France, en Europe des études supérieures qui leur ont permis d’acquérir des diplômes prestigieux. Mais parlez-moi de votre parenthèse Aleppine en Syrie de 1965 à 1971 !
FA : Vous savez que nos écoles avaient été nationalisées, elles qui avaient existé depuis cinquante ans. En 1971 je suis revenu au Liban à Champville, car Jounieh était fermé et je suis reparti pour 3 ans à Damas de 1977 à 1980. En fait lors de ces deux périodes, j’étais en Syrie le représentant d’une école brillante, où les élèves venaient me consulter et où je dormais des leçons particulières. C’était le début de la guerre au Liban, une guerre civile qui allait durer de 1975 à 1990.
JCA : Comment s’est passée cette longue période de guerre au Liban ?
FA : En tant que Français nous étions spectateurs des événements, nous les déplorions mais nous n’avons jamais participé même psychologiquement ou de quelque manière que ce soit. Notre mission était purement scolaire, totalement éloignée de la politique. Il était strictement interdit aux élèves et aux professeurs d’aborder ces sujets et nous n’avons jamais choisi notre camp.
Même en pleine guerre je peux attester qu’il n’y avait pas de tension entre musulmans et chrétiens. Il y avait dans l’armée libanaise deux tiers de musulmans toujours commandés par un Général chrétien. Ils faisaient leur devoir et dès qu’une trêve s’installait les Communautés se rendaient visite déplorant ce qui arrivait.

JCA : Et aujourd’hui Frère quelles sont les’ valeurs de votre enseignement ?
FA : Toujours les mêmes, mais c’est vrai, il nous arrive de nous sentir dépassés. Nous sommes aussi dans une période de sécheresse spirituelle sans aucune vocation en France et en Europe. On peut dire que l’« Education » nationale nous a coupé l’herbe sous les pieds. Nous aurions été impliqués dans l’enseignement supérieur, peut-être aurions-nous prolongé notre raison d’être.
JCA : Dans le drame syrien d’aujourd’hui, que ressentez-vous en tant que français ?
FA : La France a toujours eu une position à bascule, aussi bien dans la guerre du Liban que dans celle d’aujourd’hui. C’est l’Amérique ici qui définit arbitrairement l’axe du mal en fonction de ses seuls intérêts. Le Hezbollah, l’Iran, la Syrie. Les Etats-Unis et Israël mènent tout cela, la France suit. Depuis de Gaulle elle n’a pas eu à sa tête des hommes qui ont maintenu des relations chaleureuses avec l’Orient. Ils ne comprennent pas la Syrie, qui est le seul état laïc du Proche-Orient et qui est dirigée par un homme qui sait ce qu’il veut. C’est insupportable. Il en est de même au Liban, où contrairement à ce qu’on raconte en Europe, chiites et chrétiens s’entendent.
JCA : Avez-vous rencontré leur chef Hassan Nasrallah ?
FA : Oui, bien sûr, c’est un érudit, très intelligent. Il nous dit sans détour : « Le seul rempart que vous avez les chrétiens, c’est nous. » Sans nous, vous auriez été massacrés depuis longtemps par les Islamistes. C’est un fait. Et ça, les partis politiques ne le supportent pas. Ce qu’a dit Fabius sur la frontière libano-syrienne est monstrueux. Je vous le redis, on n’a pas de de Gaulle, qui avait un prestige verbal, un principe de conscience qui en imposait au monde. Chacun savait qu’il fallait compter avec lui.
JCA : Comment peut-on résumer en quelques lignes, l’éducation prônée par le Père Champagnat qui a fondé les maristes ?
FA : Oh ! Vous savez c’est très simple : Marcellin Champagnat est né en 1789, en pleine Révolution. Les premières années de sa vie baignent dans ces nouveaux idéaux, de liberté, d’égalité, et de fraternité, mais concrètement ces changements ont lieu dans la violence, dans la haine de l’autre, dans l’injustice. Son expérience de scolarisation à 11 ans est désastreuse et pourtant il devine le pouvoir de l’école, celui de l’éducation, s’inscrivant en faux contre un sentiment bien répandu que le pauvre n’a pas besoin d’être instruit.

Et comme ce n’est pas un théoricien, qu’il est né dans un milieu rural proche du peuple, avec le peuple, au sein d’une famille enracinée dans une foi solide, mais formé à travailler dur et à trouver des solutions pratiques aux problèmes quotidiens, il trouve son inspiration en contemplant Marie élevant Jésus enfant, elle dont l’amour est une réalité essentielle dans la vie de Marcellin Champagnat qui s’inspire de ses méthodes d’éducation : simplicité, patience, authenticité et présence. L’éducation doit être à l’école de celui qu’il enseigne, recevant autant qu’il donne, grandissant en même temps qu’il aide à grandir, dans l’amour et le respect.
Comme vous le voyez c’est très simple, mais cette petite graine s’est développée dans le monde entier, pour répondre aux situations particulières de chaque pays où les Maristes sont présents. Nous devons non pas appliquer, mais recréer chaque fois un projet éducatif chrétien dans chaque mission.
JCA : J’ai eu la chance de vivre à vos côtés et à ceux des frères, l’expérience de Dieu dans notre vie et j’ai compris que pour éduquer, il faut aimer bien sûr et avant tout, mais aussi être présent et patient. Vous avez bientôt 100 ans, Frère, et vous conti-nuez inlassablement votre apostolat auprès des petits et des jeunes … depuis 80 ans !
FA : (Rayonnant) C’est que je suis un bon type, ouvert aux autres, et les aimant surtout. Je n’y suis pour rien, vous savez, ce sont les dons du Seigneur. Je communie pleinement chaque jour au Magnificat de la Vierge Marie que j’ai appris à connaître et à aimer profondément, dès mon jeune âge, à la maison avec maman … qui m’a d’ailleurs légué son solide chapelet avant de mourir. ..
interview réalisée par Jean-Claude ANTAKLI
publiée par la revue STELLA MARIS N° 555117
les photos sont tirées de certains articles parus dans la revue « Présence Mariste »
F. André (de son nom civil DELALANDE Jean-Baptiste) est aussi connu sous son nom de religieux : F. André Frédéric.