En Asie le bouddhisme est multiple et diversifié, sauf au Tibet où, autour du dalaï-lama, une véritable Église s’est organisée, professant le tantrisme. En Occident cette religion - car c’en est une puisqu’elle croit en l’immortalité de l’âme - est présentée actuellement sous un jour extrêmement favorable.
Une religion à la mode en Occident
Les grands prêtres, y compris le dalaï-lama, viennent y faire des conférences, y publient des livres. On installe des monastères, celui de la Dordogne étant peut-être le plus célèbre. Bref, c’est une religion à la mode, dont on vante la sagesse, par opposition à la perte de sens de l’Occident. Dans une exagération emphatique, certains déguisent cette religion sous le nom de philosophie voire de science de l’esprit, alors qu’il s’agit davantage d’une gymnastique cérébrale. Sans pour autant nier de nombreux aspects intéressants du bouddhisme, je voudrais dépasser la propagande béate faite en Occident et examiner ce qui se passe réellement au Tibet, là où cette religion domine par l’intermédiaire d’une Église.
Cette société est encore aujourd’hui
dominée par les temples.
Là sont rassemblés des moines qui s’adonnent à la méditation dans des lieux de prière où se mêlent les vapeurs d’encens et l’odeur du beurre de yack. Ces moines dépositaires du tantrisme bouddhiste jouissent auprès des Tibétains d’un prestige considérable. Ce peuple tibétain est extrêmement religieux. Il suffisait de voir il y a encore quinze ans à Lhassa la foule tourner chaque soir autour du Jogan avec ses moulins à prières, s’agenouillant ici ou là, il suffit de voir dans la campagne les innombrables pierres gravées, les drapeaux déchirés livrés aux vents à chaque col, à chaque sommet, pour mesurer l’importance de la pratique religieuse au Tibet. Organisant tout cela, des moines, des lamas, vivent dans des temples magnifiques, tournés vers la méditation afin de parvenir à la situation d’éveil telle que le Bouddha l’a préconisée et qu’ils n’atteindront peut-être qu’après une ou deux réincarnations.
Vue d’un peu plus près,
la situation est plus complexe.
Le clergé n’est pas retiré du monde. Il exerce sur les Tibétains une dictature morale qui les maintient dans l’ignorance. Au prétexte que le tantrisme enseigne que le monde n’est qu’illusion et que l’essentiel c’est la maîtrise du soi, la méditation, l’introspection, ce clergé ne développe ni école, ni éducation et notamment, bien sûr, aucun enseignement supérieur. Le Tibet est le royaume de l’ignorance pieuse. Je connais des géologues zaïrois, papous, quetchoa, mongols, je ne connais aucun géologue tibétain (comme je ne connais aucun physicien ou chimiste tibétains).
Des moines qui ne s’intéressent pas
à la science mais à l’argent
Ces moines ne développent pas la science mais par contre s’intéressent à l’argent (si incongrue que cette affirmation puisse paraître dans le contexte de propagande actuel). Les monastères rançonnent les paysans, déjà très pauvres. Avant l’arrivée chinoise, la rançon était du tiers de la récolte. Malgré les interdictions, elle reste importante encore aujourd’hui. Ces temples acquièrent ainsi des richesses considérables. Mais ce n’est pas tout : il y a encore vingt ans, les moines de certains de ces temples s’attaquaient mutuellement pour s’emparer des richesses des autres temples ou enlever les moinillons. Ces derniers font certes leur apprentissage mais servent avant tout les moines (et à beaucoup de choses).
Tout cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de moines pieux, sincères, et totalement désintéressés. Ils sont sans doute nombreux, comme ils étaient nombreux dans les abbayes du XIIIe siècle. Mais cela atteste que dès qu’il y a clergé, groupement humain, et quel que soit le « fonds religieux », il y a organisation de groupe, relations de pouvoir et donc déviance. Comment cette situation peut-elle se maintenir ? Grâce à la peur pieuse, la peur de l’au-delà. Dans un pays où, en raison de l’altitude, on dépasse rarement cinquante ans, la peur de la mort est permanente. Peur des moines aussi qui, sous l’aspect de doux philosophes, exercent un magistère austère et sans concession sur la population.
Une réalité bien plus complexes qu’il n’y paraît
Bref, la réalité est bien plus complexe que ce qui ressort des conférences sur le bouddhisme ou des interventions du très charismatique et médiatique dalaï-lama. Chassé de son pays, réfugié en Inde, voyageant pour défendre sa cause, celui-ci donne une image extraordinairement ouverte et sympathique de lui-même et donc du bouddhisme. Comme on peut le constater en lisant les entretiens qu’il a accordés à Jean-Claude Carrière, le bouddhisme d’aujourd’hui « accueille » la science moderne avec enthousiasme. Mécanique quantique, atomistique, astrophysique, biologie moléculaire, rien ne semble échapper à son approbation enthousiaste.
Lorsque le dalaï-lama se dit résolument partisan du contrôle des naissances, lorsqu’il refuse l’idée que sa religion est supérieure aux autres, on se prend à penser que le pays contrôlé par un tel homme doit être un paradis pour la science et la raison. Ce pays existe peut-être, mais ce n’est pas le Tibet.
(Claude Allègre, Dieu face à la Science, p 243)