Cela veut dire que nous attendons aussi du droit pénal ce que nous escomptons de la médecine : une garantie sécuritaire maximale, un hypothétique degré zéro du risque, une assurance contre chaque préjudice imaginable. Car nous avons peur…
On rejoint ici, en matière d’ordre public, l’obsession contemporaine de la « santé parfaite » évoquée plus haut, obsession dont Lucien Sfez a analysé le statut d’utopie (comme la « communication ») et d’idéologie au sens propre du terme. La société safe à tout point de vue (sexuel, etc.), c’est le nouvel horizon vers lequel nous regardons. L’arsenal répressif sera chargé d’en hâter l’avènement.
Le pénal, jambe de force du droit tout court, devient ainsi « le seul réfèrent dans une société désorientée » et plus inquiète chaque jour. Médiatisation aidant, la vie publique tend à prendre la forme d’une interminable imprécation adressée aux autorités que l’on presse de punir, de dédommager, de rassurer, de veiller sur tous les fronts d’où le péril pourrait surgir. Dans cette optique, la lecture que font Antoine Garapon et Denis Salas du nouveau Code pénal, porteur de ce qu’ils appellent « les nouvelles figures de l’insécurité », est plus inquiétante encore. On pourrait, écrivent-ils, résumer la doctrine du nouveau Code pénal de la manière suivante :
« Enfants, méfiez-vous de vos parents qui peuvent vous maltraiter ou abuser de vous, épouses, de vos époux qui peuvent se montrer violents, employés, de vos patrons qui peuvent vous harceler, usagers du restaurant, de vos commensaux s’ils fument, de votre partenaire sexuel qui peut vous infecter, de l’usager de la route qui peut vous tuer, etc.
Nous sommes en guerre contre un ennemi qui n’a pas de visage. [..,] Le nouveau Code pénal montre involontairement le lien entre deux logiques contradictoires de l’individualisme contemporain, celle de la revendication infinie de droits et celle de la demande de protection. »
Cette angoisse en hausse devant la violence, cette envahissante phobie du danger social quelles qu’en soient les formes ne sont pas sans rapport avec ces déchirures sociales maintes fois dénoncées et cet émiettement progressif du « bien commun ». Une société atomisée, manquant de relais intermédiaires, privée d’affiliations familiales, politiques ou associatives suffisamment fortes tend à devenir, en effet, cet affrontement sans fin de désirs rivaux, générateur de « préjudices » innombrables dont chacun réclame réparation.
Le « vivre ensemble » débouche tôt ou tard sur d’infinissables « disputes » de territoire que le droit fétichisé devra, jour après jour, arbitrer sous le regard des médias. Les juristes de l’Institut des hautes études sur la justice n’ont pas tort de discerner dans cette nouvelle figure sociale un exemple de ce que René Girard appelait la « crise mimétique » ou la guerre de tous contre tous.
J.C. Guillebaud : La tyrannie du plaisir, p. 384