Rien ne fut conservé de ces impératifs minimaux dans le grand tumulte permissif des trois décennies passées.
Au contraire. S’il était une question dont on ne voulût plus débattre, c’était bien celle de l’interdit en soi. Le problème n’était plus de l’examiner, de le contester, de le redéfinir ou de le réguler mais simplement de l’évacuer. L’horizon de l’utopie reichienne examinée dans le chapitre précédent s’était bel et bien imposé comme « indépassable ». Elle s’énonçait en peu de mots : plus d’interdits du tout !
Une société peut-elle vivre durablement ainsi ? Le fait est qu’on éluda avec obstination - avec brusquerie même - la question. Or, il n’était pas toujours facile de procéder ainsi. Le réel est têtu. Ce qui est rétrospectivement saisissant, c’est la panique confusément enregistrée lorsque surgissait malgré tout tel problème mettant littéralement en court-circuit deux éléments antagonistes (refus des interdits et protection des droits humains) de l’individualisme moderne. Ce fut le cas, par exemple, avec les questions du féminisme et du viol, de l’inceste, du sida, du harcèlement sexuel ou de la pédophilie. On déploya alors des trésors de jésuitisme pour traiter « localement » ces affaires sans - jamais - impliquer le « global ». Prodigieux exercice de saucissonnage conceptuel qui rappelait la constance avec laquelle, pendant près d’un demi-siècle, on avait dénoncé quelques-unes des persécutions ou « bavures » du communisme sans jamais questionner le dogme lui-même.
Ainsi apprit-on à fustiger la complaisance timorée de l’appareil judiciaire à l’endroit des violeurs, ou le dédain égrillard pour les femmes harcelées sexuellement mais sans se préoccuper -jamais - de l’érotisation obsessionnelle du social ou de cette pollicitation à la jouissance qui hystérise notre vie collective. On s’appliqua à nier, au-delà même de toute vraisemblance, qu’il pût y avoir un rapport entre ceci et cela. Reconnaître ce lien eût été une concession à la « réaction ».
J.C. Guillebaud : La tyrannie du plaisir, p.87-88