Voici un article du journal La Croix que j’ai trouvé particulièrement éclairant. Je le reproduis ci-dessous en essayant d’en faciliter la lecture et la compréhension
ENTRETIEN. Marcel Gauchet, philosophe et historien
Question Comment expliquez-vous que certains jeunes ressortissants français soient tentés par le djihad ?
Marcel Gauchet :
Nous faisons face à une nouvelle injonction sociale que je formulerais de la façon suivante : Sois un individu ! Sur le papier, c’est un statut désirable auquel chacun de nous aspire. Dans la réalité, les choses sont plus complexes.
Exister par soi-même, en dehors de son appartenance à une communauté, affirmer ses choix, être à la hauteur de ses aspirations, tout cela est difficile.
Certains n’ont pas les moyens d’habiter ce rôle. Certains jeunes – notamment issus de l’immigration, mais pas seulement – peuvent ressentir de profondes carences et se sentir dans l’incapacité de relever ce défi.
C’est dans ce contexte que le fondamentalisme religieux peut séduire. Il offre un corpus de normes à suivre, une communauté à laquelle se rattacher, une tradition dans laquelle s’inscrire, etc.
En plus, ces jeunes perçoivent le fait de se dévouer ainsi à leur cause comme quelque chose de noble. Ils ont, au fond, le sentiment de devenir quelqu’un d’estimable. Ils deviennent quelqu’un en se niant comme individus selon nos critères habituels.
Question Dans les années 1960, certains jeunes ont versé dans l’action armée au nom de l’idéal révolutionnaire. Peut-on faire un parallèle avec le phénomène actuel ?
M. G. : Je ne le crois pas. Certes, le socialisme révolutionnaire pouvait s’apparenter à divers égards à une religion de substitution… Mais les militants d’extrême gauche étaient, pour la plupart, extrêmement bien intégrés socialement. Ils étaient souvent issus de milieux familiaux aisés et eux-mêmes très diplômés. Ils avaient toutes les cartes en main pour trouver leur place une fois revenus de leurs engagements. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs, ensuite, fait de belles carrières.
Les jeunes tentés par le djihad n’ont, eux, absolument pas les mêmes atouts en main. C’est d’ailleurs une partie du problème.
Question Dans votre ouvrage de référence, Le Désenchantement du monde (1985), vous théorisiez la « sortie de la religion » et constatiez que la religion n’était plus la clé de voûte de l’organisation sociale. Comment, dans ce contexte, comprendre le phénomène djihadiste et, plus généralement, le regain du fondamentalisme musulman ?
M. G. : Comprenons-nous bien, la sortie de la religion telle que je l’ai théorisée ne signifie aucunement la disparition des croyances métaphysiques individuelles. La religion continue de jouer un rôle central dans la vie intime des croyants – tant sur le plan du salut que sur celui des valeurs.
Mon constat de l’époque – qui me semble plus que jamais d’actualité – était que les sociétés européennes ne sont plus subordonnées au divin. Lorsque c’était le cas, la vie sociale tout entière s’organisait autour de la soumission : soumission des hommes, à l’au-delà, du présent au passé (via la tradition), de l’individu à la communauté, des hommes entre eux.
La spécificité de l’histoire européenne a consisté à rompre avec cela au profit de l’individualisme, de l’autonomie, de l’égalité en droit et de la démocratie.
Cette évolution – qui a mis cinq siècles à s’imposer – est désormais un acquis que nous ne questionnons plus. Mais on peut comprendre que ce mode d’organisation déstabilise d’autres sociétés. Certaines d’entre elles souhaitent s’approprier les acquis de la modernité occidentale tout en conservant leur identité historique et religieuse. Et tout en continuant à s’organiser autour de la religion. C’est notamment le cas de d’une bonne partie des sociétés musulmanes.
Question Le rejet de l’Occident prend, dans certaines d’entre elles, un tour particulièrement violent. Comment l’expliquer ?
M. G. : En simplifiant à outrance, cela me semble relever d’une contradiction entre l’esprit de l’islam et sa situation historique objective. Cette religion se présente comme « la » révélation ultime, comme la religion qui englobe les autres monothéismes et se considère comme supérieure à eux.
Or, ce sentiment de supériorité religieuse coïncide avec un échec civilisationnel des sociétés musulmanes (en termes de croissance économique, de confort matériel, d’avancée scientifique, etc.). Il y a, de ce point de vue, une crise très profonde de la conscience musulmane et un profond ressentiment envers l’Occident.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre que certains espèrent, via une lecture rigoriste de la loi coranique, renouer avec un passé perçu comme glorieux. Ce décalage entre, d’un côté, une appartenance religieuse se vivant comme supérieure et, de l’autre, l’humiliation concrète du quotidien, on la retrouve chez une partie des jeunes de nos banlieues tentés par le djihad.
Question La montée du phénomène djihadiste en France a conduit les autorités à repenser l’arsenal répressif, mais aussi préventif, en vue de l’endiguer. Mais comment s’attaquer à la racine du phénomène ?
M. G. : Je crois qu’il faut en revenir à notre point de départ et se poser la question suivante : Quelles conditions faut-il remplir pour permettre à nos jeunes de se réaliser en tant qu’individus ? C’est la nouvelle question sociale. L’avènement de la révolution industrielle avait amené avec elle la question de la lutte des classes.
La nouvelle question qui se pose à nous tient plus, désormais, à la réalisation de l’individu.
Comment en donner les moyens à tous ?
Cela passe, pour commencer, par une réflexion en profondeur sur l’éducation. Car c’est sur elle que repose au départ la capacité d’indépendance individuelle. On ne peut pas se contenter de distribuer çà et là un peu d’argent, via l’État social, à ces jeunes en déshérence. La mesure du problème reste à prendre. »
→ Pour retrouver cet article sur le site Internet du Journal LA CROIX
Voici un autre article paru dans l’hebdomadaire LA VIE du 3 décembre 2015. J’en ai modifié la présentation, non le contenu.
Nous devons rétablir le fait religieux dans l’enseignement et faire preuve de justice historique en introduisant huit siècles d’apport arabo-musulman à l’Occident.
La civilisation occidentale n’est pas uniquement gréco-romaine et judéo-chrétienne. Les Arabes et les musulmans ont contribué à ce que nous sommes.
Cela n’est pas faire preuve de charité, mais rétablir une vérité historique.
On diminuerait la frustration de beaucoup de nos enfants issus de la culture musulmane et qui ne retrouvent pas leurs ancêtres dans cette histoire occidentale. « Nos ancêtres les Gaulois », c’est bien, cela permet de construire des mythes, mais cela ne correspond pas au fait historique. Le théorème de Pythagore, c’est aussi le théorème d’Al-Kashi.
L’islam a fait une civilisation, il ne se réduit pas au terrorisme !
On cherche dans le Coran l’origine de la violence de Daech, mais ce même Coran a produit une civilisation qui a fait de l’arabe la langue des mathématiques, de la philosophie grecque, de la botanique. L’arabe au Moyen-Orient était ce que l’anglais est à l’humanité aujourd’hui.
Je pense que l’école est le lieu le plus approprié pour préparer une société paisible, par le dialogue, l’apprentissage du fait religieux, la réécriture d’un récit national où tout le monde se reconnaîtrait.
Ce qui se passe aujourd’hui est le symptôme d’une crise de toute une société, de tout un pays. Ce n’est pas le seul fait de l’islam, mais aussi de l’école, des médias, le non-respect de la mixité sociale, avec des populations parquées dans les mêmes HLM, dans les mêmes banlieues. Ce n’est pas uniquement une question de lecture du Coran.
Car ces jeunes qui commettent des attentats ne l’ont jamais lu. Ils se fichent du Coran. »
→ Retrouvez cet article sur le site Internet de LA VIE
Dans ce même numéro de l’hebdomadaire LA VIE du 3 décembre 2015 on trouve un article Karima Berger. Je le reproduis ci-dessous en ne modifiant que la présentation.
Face aux événements récents, j’ai envie de me détacher d’une lecture qui donnerait la religion comme facteur d’explication. C’est le monde entier qui va mal !
Aujourd’hui, cette violence s’est cristallisée autour de l’islam, identifié comme un islam humilié, dominé. L’islamisme est devenu la dernière idéologie à la mode, nourri de la frustration d’une jeunesse arabe, sous la coupe de dictatures qui ont fermé tout horizon, de l’échec de l’intégration en France, et du « deux poids deux mesures » de la politique internationale au Moyen-Orient, qui décrédibilise nos dirigeants.
La guerre d’Irak, fondée sur un mensonge, en est un exemple ou le soutien des puissances occidentales à l’Arabie Saoudite. En réponse, cessons d’utiliser les mots-valise d’islamistes ou djihadistes, appelons-les tueurs, criminels, fanatiques.
Le djihad est un concept spirituel, il est la lutte intérieure pour se rapprocher de Dieu.
De même, je ne parlerais pas d’un islam radical. Ces mots insinuent en nous une puissance mauvaise. Répétés en boucle, ils nourrissent l’idée d’une religion fondée sur la haine ou la violence et ne peuvent que blesser les musulmans, alimentant rancune, stigmatisation et ressentiment. En retour, l’espace de réflexion s’est gelé, les musulmans étant sur la défensive.
Au lieu d’oser la question : c’est quoi notre islam aujourd’hui ? On répète, comme hébétés : Daech n’est pas l’islam. Une plus grande confiance dans les capacités spirituelles de cette religion pourrait libérer un espace pour oser penser les textes au regard de la modernité.
La culture de l’islam n’est pas assez reconnue, sinon dans son envers négatif. Elle fait peur. Je reviens d’une exposition sur Moïse, figures d’un prophète : on y montre Moïse dans la tradition juive et chrétienne et c’est tout ! Alors qu’il est le prophète le plus cité dans le Coran.
Les intellectuels occidentaux, hormis les orientalistes, ne se sont pas intéressés à ce troisième monothéisme. Mais qui sait ? On parlera peut-être un jour de culture judéo-christiano-musulmane accueillant l’altérité musulmane et son héritage dans notre culture.
Nous avons besoin de renouveler le récit de notre pays, refonder un roman national qui englobe les grandes figures musulmanes de dialogue, comme l’émir Abd el-Kader. Il y a là une responsabilité de la société française. »
Karima Berger, écrivain, présidente de l’association des Ecrivains croyants d’expression française, auteur d’Eclats d’islam, chroniques d’un itinéraire spirituel (Albin Michel)