L’acte créateur est l’acte par lequel Dieu se retire, s’efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont pas lui. On a beaucoup cité ces dernières années le mot du poète allemand Hölderlin : « Dieu a fait l’homme comme la mer a fait les continents, en s’en retirant. »
Aimer, ce n’est pas s’imposer, c’est vouloir que l’autre soit.
N’allons pas imaginer l’acte créateur de Dieu comme une volonté d’avoir des satellites, surtout pas ! Si Dieu ne renonçait pas à être tout, nous ne pourrions plus dire qu’il est amour. L’image de la mer qui se retire et qui crée les continents en se retirant est admirable, mais elle est un peu dangereuse parce que, quand il s’agit de Dieu, il ne se retire pas de façon spatiale, il reste présent à sa création. Les images clochent toujours, d’une manière ou d’une autre.
C’est la toute-puissance de Dieu qui crée le monde, oui. Mais quelle puissance ? Certainement pas une puissance de domination ou de fabrication, certainement pas une puissance qui va pétrifier ou figer notre liberté. La puissance créatrice est une puissance de renoncement absolu à soi telle que d’autres viennent à exister en eux-mêmes et par eux-mêmes.
Quand Dieu me crée, il me donne le pouvoir d’être en moi-même et par moi-même. A ce moment-là, nous ne pouvons plus dire que Dieu est un concurrent qui menace notre liberté. Puisque Dieu se renonce et se retire pour que nous existions en nous-mêmes et par nous-mêmes, il ne risque pas d’être un tiers concurrentiel. Il n’y a rien de plus divin, de plus hautement divin que ce renoncement de Dieu, sinon le renoncement éternel que Dieu est en Lui-même, au sein de la Trinité.
Dieu n’est pas l’horloger du monde.
Si Dieu n’est pas créateur en ce sens-là, s’il ne créait pas des créatures créatrices , s’il n’était qu’un du monde, nous aurions d’excellentes raisons de lui reprocher d’être un très mauvais fabricant. Beaucoup ne s’en privent pas.
Que de malfaçons, en effet : les raz de marée, les cyclones, les éruptions volcaniques, les maladies, tous les non-sens qu’il y a dans l’existence humaine ! Curieux fabricant que ce fabricant-là ! Si Dieu était l’horloger qui a fabriqué une horloge comme l’imaginait Voltaire :
« L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger »,
nous devrions lui dire : savez-vous que vous êtes un très mauvais horloger ? Votre horloge ne sonne jamais à l’heure ! Traduisez : il y a du mal partout dans le monde.
On dit parfois que le mal du monde vient du péché.
Mais non ! Ce n’est quand même pas à cause du péché de l’homme qu’il y a des cyclones, des raz de marée et des éruptions volcaniques.
Ce qui est vrai, c’est que le péché aggrave considérablement le mal du monde : toutes les haines, toutes les rivalités, tous les égoïsmes en conflit, toutes les guerres ! et même le progrès humain a son envers, la pollution par exemple.
Il est contradictoire de croire en Dieu et de croire qu’il fabrique le monde. Tandis que, si Dieu crée des hommes se créant eux-mêmes, si l’amour en Dieu, le plus haut amour, consiste à respecter leur liberté créatrice sans la manipuler (car l’amour ne manipule pas l’autre, il veut que l’autre soit et se fasse lui-même), nous comprenons que l’homme tâtonne, que l’histoire du monde, c’est-à-dire l’histoire de la création de l’homme par lui-même, ne se fasse pas sans des reculs, des ratés, des erreurs. A-t-on bien fait d’aller dans la lune ? Peut-être, je n’en sais rien. N’aurait-on pas mieux fait de dépenser tout cet argent dans des études pour le cancer ? Peut-être, c’est même probable, je n’en sais rien.
Voudriez-vous que Dieu intervienne en disant …
L’homme tâtonne. Voudriez-vous que Dieu intervienne en disant : mon pauvre ami, tu n’y comprends rien, je vais te dire comment il faut faire. Voudriez-vous un Dieu qui intervienne de cette manière-là ? Ce serait le dire interventionniste, ce qui scandalise Francis Jeanson. Où serait notre dignité d’homme ? Nous ne pourrions plus dire que nous existons en nous-mêmes et par nous-mêmes et, du coup, le don de Dieu serait quelque chose de beaucoup moins grand. Pouvez-vous imaginer un don plus grand que la possibilité d’exister en nous-mêmes et par nous-mêmes ?
Évidemment, c’est avec une incroyable lenteur que l’homme humanise son monde. Et c’est très douloureux. Mais, croyez-moi, Dieu est le premier à en souffrir. Toutefois, parce qu’il est amour, il se garde bien d’intervenir. C’est notre affaire. C’est l’homme qui est responsable de l’humanisation du monde et de l’humanité.
François Varillon, extraits de ses conférences
cf « Joie de croire, joie de vivre », p. 158