Simon, je pourrais te parler pendant des heures de ma créature bien-aimée, le temps. J’ai aimé le jour et la nuit, les étoiles dans le ciel, le retour des saisons, la lumière et l’eau dont je te parlerai. J’ai surtout aimé le temps. Je me suis épaté moi-même d’avoir inventé cette invraisemblable évidence.
Il faut que tu apprennes que tout ce qui vous paraît aller de soi, comme le temps d’abord et comme tant d’autres choses, est un décret de l’Éternel et aurait pu ne pas être. Il n’y a pas d’évidences : il y a ma volonté. Elle est cachée comme moi-même. Je me dissimule derrière les grands espaces, derrière la longue durée. Ma volonté se dissimule derrière les instruments que je me suis donnés pour agir sur le tout. Elle s’exprime à travers le hasard et la nécessité.
Dans les trous de la nécessité se faufile le hasard
Ce qu’il y a de plus intéressant dans la nécessité, cet enchaînement sans fin des effets et des causes, cette camisole de force passée à la nature pour la faire obéir, c’est qu’elle n’est pas nécessaire. Il n’y a pas de nécessité de la nécessité. La nécessité, dont vous aurez plein la bouche et que vous m’opposerez sans vous lasser, est arbitraire de part en part. Elle règne parce que je l’ai voulu. Elle aussi, comme le temps, aurait pu ne pas être.
Dans votre univers mathématique, elle est soumise aux nombres qui sont inscrits dans le ciel. Elle traduit la même rigueur, elle obéit aux mêmes lois. Elle rend l’univers logique, prévisible et vivable. Pataude, un peu grossière, banale jusqu’à la lassitude, bien moins intéressante et moins subtile que le temps, elle est, dans votre monde passager et mobile, le serviteur fidèle de mon éternité immobile. Elle est mon lieutenant et mon chargé de pouvoir.
Dans les trous de la nécessité se faufile le hasard : la tuile qui te tombe dessus, les rencontres imprévues, l’inattendu, l’invraisemblable. Le hasard, qui te laisse bouche bée et dont on a répété jusqu’à l’écœurement qu’il était au croisement - mais pourquoi ici ? pourquoi maintenant ? - de deux séquences de nécessité, est l’expression de ma pitié ou de mon impatience. La nécessité, c’est moi quand je me promène en uniforme pour faire respecter la loi. Le hasard, c’est moi quand je me déguise en chenapan pour la contourner par en dessous.
J. d’Ormesson : « La création du monde » p. 106