Ce n’est donc pas parce que les Evangiles, saint Paul et l’épître aux Hébreux expriment la mort du Christ en termes de rançon, d’expiation ou de substitution, que nous devons rester prisonniers, comme on l’a été trop longtemps, de la théorie selon laquelle le Père aurait exigé le sang du Christ comme satisfaction à sa justice lésée par le péché des hommes.
En d’autres termes, ce n’est pas être infidèle à l’Ecriture que de s’évader d’une telle théorie (car ce n’est qu’une théorie ; et ce n’est pas le seul cas où les théologiens ont indûment lié l’essentiel de la foi à une théorie explicative). Dans le cas de la mort du Christ, non seulement la théorie qui, pendant des siècles, a prévalu dans les traités de théologie et dans les catéchismes est contestable : elle est, redisons-le, gravement déformante ! Nous sommes au pied du mur : quel sens a donc l’expression du Credo : le Christ est mort pour nous ? (…)
Dieu est Amour. Or aimer, c’est mourir à soi-même
En effet, le fond des choses, c’est qu’en Dieu éternellement la mort est au cœur de la vie. Dieu est Amour. Or aimer, c’est mourir à soi-même, non seulement en préférant les autres à soi, mais (quand on est Dieu et qu’on aime en plénitude, qu’on réalise éternellement la perfection de l’amour), en renonçant à exister pour soi et par soi afin d’exister uniquement par les autres et pour les autres.
Dieu est Trinité : le Père n’est que mouvement vers le Fils et l’Esprit ; le Fils n’est que mouvement vers le Père et l’Esprit ; l’Esprit n’est que mouvement vers le Père et le Fils. Ce « ne que » sur lequel j’insiste, car c’est ce « ne que » qui exprime le mystère de Dieu, veut dire que le fond de Dieu est la mort identique à la vie. Sortir de soi, c’est bien mourir à soi. Vivre c’est aimer, mais aimer, c’est mourir, car c’est n’être que par les autres et pour les autres.
Jésus s’anéantit lui-mêle, en prenant la condition d’esclave
Voilà très exactement ce que Jésus manifeste en mourant sur la croix. Saint Paul nous dit que Dieu
« s’anéantit lui-même, en prenant la condition d’esclave et en devenant semblable aux hommes … et il s’humilia plus encore, en étant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Ph 2 ; 8-9).
Cela veut dire que l’être de Dieu est éternellement en acte de se livrer à d’autres. Certes nous ne pouvons pas comprendre exactement ce que cela signifie, car l’Etre éternel de Dieu est au-delà de toutes nos représentations, mais nous pouvons essayer de comprendre que tel est bien le « mystère » de l’Etre de Dieu. Il faut quand même savoir en quel Dieu nous croyons !
Sur le Calvaire, Dieu n’intervient pas
Les Juifs attendaient une manifestation triomphale de Dieu.
Voici que, sur le Calvaire, Dieu n’intervient pas, il se cache et il se tait. Ce n’est pas le Dieu Sabaoth, c’est-à-dire le Dieu des armées, c’est le Dieu « désarmé » : le jeu de mots est classique. On l’imaginait riche et puissant, et certes il l’est puisqu’il est l’Infini ; mais on voit maintenant que sa richesse n’est pas de posséder, elle est de donner : c’est la richesse d’une livraison totale de soi, sans réserve ni arrière-pensée.
Ce serait méconnaître l’amour que de soupçonner Dieu d’une arrière-pensée ou d’une arrière intention. L’amour ne livre pas quelque chose de soi en réservant le fond : c’est le fond qu’il livre. Garder une pensée ou une intention en arrière de soi, cela voudrait dire qu’on est propriétaire de soi. Or il n’y a pas trace de propriété en Dieu.
Bien loin d’exiger, pour que satisfaction soit donnée à sa justice, le sacrifice de son Fils, le Père, en sacrifiant son Fils, sacrifie ce qu’il a de plus cher. C’est dire qu’il se sacrifie lui-même. Le Père ne s’épargne pas lui-même. Puisque l’être du Père n’est que (toujours ne … que) par et pour le Fils, en nous livrant son Fils, il se livre lui-même. Son être, sa « nature » est d’être « livraison de soi » (le mot « livrer », « se livrer » est un de ceux qui reviennent le plus souvent dans les évangiles).
Dieu est tout autre que nous nous le représentons
La mort du Christ nous conduit à penser que l’être de Dieu est tout autre que nous nous le représentons, que les perfections de Dieu sont infiniment supérieures à ce que nous pouvons être en fait de perfection, mais encore qu’elles sont en Lui sous un mode infiniment différent du nôtre : Dieu est Tout Autre ! Nous, nous sommes riches en possédant ; Dieu, lui, est riche en se dépossédant. Nous, nous sommes forts en dominant ; Dieu, lui, est fort en s’asservissant. (…)
Tant qu’on n’a pas compris que la toute-puissance de Dieu est une toute-puissance d’effacement de soi, tant qu’on n’a pas expérimenté dans sa propre vie qu’il faut plus de puissance d’amour pour s’effacer que pour s’exhiber, tout ce que je viens de dire est littéralement inintelligible. Aimer l’autre c’est vouloir qu’il soit, et non pas vouloir lui passer devant pour qu’il soit moins : telle est la puissance de l’amour !
François Varillon, extraits de ses conférences
cf « Joie de croire, joie de vivre », p. 74