Par-delà les différences de détails entre les spécialistes modernes sur les événements de la Passion, une certaine opinion commune, au plan littéraire et historique, est en passe de s’imposer ou presque. Sur trois points surtout : sur le genre littéraire de ces récits ; sur le procès romain de Jésus, non précédé d’un procès juif à proprement parler ; enfin, sur l’épineux problème de la responsabilité juive en l’occurrence.
Parlons du genre littéraire. Le récit évangélique n’a pas été écrit pour « faire de l’histoire » et rapporter seulement un souvenir d’hier. L’événement de la Croix constitue aux yeux d’un évangéliste le point de départ du salut.
On ne le rappelle pas comme une pièce biographique, tels les derniers moments de quelqu’un qu’on aime, mais comme ce qui, maintenant, fait vivre. Car ce récit, sans la foi en la résurrection, ne se serait jamais imposé à la mémoire.
Ce n’est donc pas seulement le récit d’une crucifixion parmi d’autres, mais l’histoire d’un crucifié, confessé hautement comme ressuscité et toujours vivant. La narration dépasse en conséquence les récits quelque peu analogues, connus dans l’ancienne tradition juive et portant sur le sort des prophètes persécutés et mis à mort (ainsi, dans la Vie des Douze Prophètes).
Matthieu porte encore l’écho de ces traditions juives dans Mt 23, 29-36. Reprenant les souvenirs des premiers témoins (Pierre, Simon de Cyrène, les femmes et autres), les premières traditions communautaires en ramassèrent progressivement les éléments, à chaque fois médités à travers le prisme des Écritures.
Comme le déclare Paul, en écho à la première proclamation de foi datant d’avant les années 50 :
« Le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures » (1 Co 15, 3 b - 4).
Lors des assemblées chrétiennes, la mémoire du crucifié, maintenant ressuscité, constitue le cœur des premières liturgies, où les événements du Golgotha sont médités en fonction du texte des Écritures, et particulièrement du Psaume 22 (ainsi, dans Mt 27, 34-35.43.46).
Car cette mort inadmissible du Messie devait au regard de la foi répondre éminemment au dessein souverain de Dieu. Sinon, comment expliquer une telle crucifixion, alors même que le Deutéronome portait :
« Maudit soit quiconque pend au gibet » (Dt 21, 23, cité par Paul en Ga3,13) ?
Jésus est mort et il est ressuscité « selon les Écritures », et les premiers croyants relurent toute leur Bible pour mieux distinguer le projet de Dieu à l’endroit du crucifié, maintenant ressuscité. Citons en particulier le Poème du Serviteur souffrant, lu dans Isaïe de 52,13 à 53,12.
L’événement, diversement raconté au sein des communautés, devait aussi faire l’objet de quelques aménagements secondaires. Si Matthieu reprend largement Marc, avec quelques additions, Luc évite de son côté de rapporter des détails trop horribles, susceptibles de heurter inutilement ses lecteurs grecs. Il ne mentionne pas le couronnement d’épines, jugé infamant à l’époque (Mc 15,16-20), et il transforme le cri d’abandon de Jésus sur la croix en paroles de pardon et de confiance en Dieu (comparer Mc 15, 34 et Le 23, 34. 46).
Jésus garde toute sa dignité. Et plus encore chez Jean, où la gloire divine de la Résurrection perce chacun des mots de la crucifixion du Seigneur.
Plus encore, l’événement a fait l’objet d’une réflexion théologique pour signifier, dans la langue imagée du premier judéo-christianisme, comment le salut de Dieu passe dans cet événement même.
Ainsi explique-t-on la curieuse mention des ténèbres qui recouvrirent la terre au moment de la mort de Jésus, et celle d’un tremblement de terre (Mt 27,45.51), tel un retour au tohu-bohu des origines, avant la création nouvelle, désormais fondée sur la croix (Genèse 1, 1).
De même, le rideau du Temple voilant le Saint des Saints se déchire (Mc 15,38), car Dieu n’est plus dans son Temple d’hier, mais dans la personne même de son Christ (Jn2,21). Plus étonnant encore, de « nombreux saints défunts ressuscitèrent » selon Mt27,52 s, pour signifier combien la vie nouvelle, surgie de la Croix, se déverse aussi sur les justes de l’ancienne Alliance. Le salut du Christ atteint même ceux d’hier.
Ch. Perrot, « Jésus » p. 94