C’est une question qui ne trouve pas sa réponse. C’est une question qui désespère de sa réponse. Elle cogne sous les tempes comme une mouche contre les vitres — jusqu’à trouver le plein air de sa réponse. C’est une question enfantine. Elle est posée par l’âme qui s’agite dans une poignée de ciel bleu, sous un silence trop grand pour elle : d’où je viens, moi qui n’étais pas toujours là ? Où j’étais quand je n’étais pas né ?
Notre époque a la réponse la plus courte qui soit : tu viens d’une copulation entre ton père et ta mère. Tu es le fruit de quelques soupirs et d’un peu de plaisir. D’ailleurs ces soupirs et ce plaisir ne sont pas indispensables. Aujourd’hui nous n’avons plus besoin que d’une éprouvette. Telle est la dernière réponse en date : tu viens d’un spermatozoïde et d’un ovule. Il n’y a pas à voir en deçà. Il n’y a pas plus d’en deçà que d’au-delà. Tu n’es qu’un soubresaut de la matière sur elle-même, un chemin éloigné que prend le néant pour, au bout du compte, se rejoindre.
Au treizième siècle, au siècle de François d’Assise, la réponse était plus longue, beaucoup plus longue, même si elle se révélait aussi peu capable d’éteindre la question. Au treizième siècle on venait de Dieu et on y retournait. La réponse dans son intégralité était dans la Bible, ne faisait qu’un avec le Livre. Une réponse de milliers de pages. Elle n’était pas tant dans la Bible que dans le cœur de celui qui lisait la Bible pour y trouver la réponse. Et il ne pouvait bien lire qu’en faisant entrer sa lecture dans chacun de ses jours. La réponse n’était pas lue mais éprouvée — charnellement éprouvée, mentalement éprouvée, spirituellement éprouvée. Ce n’était pas une réponse de professeur.
Les professeurs sont des gens qui apprennent aux autres les mots qu’eux-mêmes ont trouvés dans les livres. Mais on n’apprend pas de mots dans un livre d’air. On en reçoit par intervalles la fraîcheur. On tressaille sous le souffle d’une parole :
Avant de sommeiller ébloui dans le ventre de sa mère, François d’Assise baignait dans cette parole. On la tenait enfermée dans la Bible comme de l’or au fond d’un coffre. On la délivrait dans les fêtes, dans les gestes du travail et dans les gestes du repos. Elle imprégnait les rondeurs de la terre, le souffle des bêtes dans les granges, le goût du pain fort. Et avant d’être dans la Bible, cette parole, où était, d’où elle venait ?
Christian Bobin « Le Très-Bas »
Ed. Gallimard 1998, collection folio. (p. 15-17)