Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? L’histoire n’avance pas au hasard. Elle ne va pas n’importe où ni n’importe comment. Elle ne divague pas en titubant à la façon d’un homme ivre. Elle est cruelle, et souvent atroce. Mais elle a sa logique propre, implacable et terrible. Il y a un sens de l’histoire. Nous le discernons dans le passé. Nous ne le connaissons pas dans l’avenir. Il est caché comme Dieu lui-même. Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. On pourrait soutenir qu’ils la font malgré eux.
Le plus frappant est que la liberté de chacun n’empêche pas une sorte de déterminisme statistique et global. Même s’il nous est impossible de connaître les motivations infinies des individus, nous savons avec certitude le nombre des personnes qui circuleront samedi soir sur le pont des Arts ou qui visiteront dimanche le Kremlin ou l’abbaye de Westminster.
Nous savons que nous serons demain neuf milliards sur cette Terre. Il y a un parallélisme entre l’indétermination des particules microscopiques de la physique quantique dont nous parlaient Niels Bohr ou Heisenberg et le libre arbitre des individus. L’une et l’autre sont réels et incapables de modifier la marche inéluctable du monde macroscopique.
On finit par se demander s’il vaut la peine de s’agiter et d’agir. Après avoir entendu des astronomes parler de l’immensité de l’univers, Cioran hésite à se laver les dents. Les préceptes de vie du Sermon sur la montagne valent peut-être aussi pour l’histoire :
« Voyez les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent. Et pourtant, je vous le dis : Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. »
Agir est toujours douteux. Le monde et son histoire nous débordent de partout. Nos jugements sont incertains. Nos choix sont ambigus. Nous ignorons ce que nous faisons. Et le monde devenant de plus en plus complexe et de plus en plus unifié, nous l’ignorerons de plus en plus. Nous ne cessons jamais d’organiser des événements qui nous échappent et des mystères qui nous dépassent.
Les exemples se pressent en foule de décisions historiques qui passent d’abord pour des succès avant de se retourner contre les intentions de ceux qui les ont prises. Le traité de Versailles fait le lit de Hitler. Le soutien accordé par la monarchie française à la Prusse contre l’Autriche se révélera un désastre. D’innombrables tyrans ont tiré du néant les ambitieux qui les détrôneront. Ce qu’il y a de plus proche de l’échec, c’est le succès. Le cri de sainte Thérèse d’Avila m’a toujours ébloui :
« Que de larmes seront versées sur des prières exaucées ! »
Niels Bohr, comme en écho, donne ce conseil à Einstein :
« Ne dites pas à Dieu ce qu’il doit faire. »
Dieu sait ce qu’il doit faire. Et l’histoire sait mieux que nous ce qu’elle recèle dans son sein.
Jean d’Ormesson, « C’est une chose étrange à la fin que le monde » p. 276-278