Car la culture dominante de nos sociétés sécularisées est extraordinairement ambiguë, ou embarrassée, par rapport au mal.
D’un côté, et de bien des manières, le mal est refoulé. On ne doit pas en parler, comme si le fait même de le nommer risquait de redoubler sa nocivité. Se développe alors comme une culture du silence forcé et du secret, qui enferme la mémoire du mal dans les consciences et dans les cœurs, comme certains dossiers des polices politiques dans les régimes totalitaires.
Le mal est là, enfoui, protégé par de multiples carapaces très épaisses, et d’autant plus dangereux que cet enfouissement n’empêchera peut-être pas des explosions futures. Des façades très honorables peuvent cacher ou faire oublier pour un temps ces germes d’infection. Des familles et des peuples peuvent être victimes de ces processus infernaux d’enfermement du mal.
La surexposition publique du mal
Mais un autre phénomène, aussi répandu et aussi dangereux que ce dernier, affecte aujourd’hui l’existence du mal. Non plus son refoulement, mais sa surexposition publique, selon une logique implacable, à laquelle les médias ont recours de façon habituelle.
S’il y a du mal, c’est qu’il y a des coupables du mal, en tous domaines. S’il y a des coupables, il faut les chercher, les identifier et les dénoncer. D’où la déferlante des procès, des accusations, des insinuations. D’où les pressions sur la justice et les reproches permanents qui lui sont adressés.
Les coupables ce sont les autres !
Que l’on cesse donc de mettre en cause la répression judéo-chrétienne ! Il nous suffit de constater le penchant répressif de toute notre société : haro sur les coupables, quels qu’ils soient ! Avec généralement, en arrière-plan, un présupposé pervers : les coupables, ce sont les autres ! Soi-même, on se range presque toujours du côté des innocents et des justes. (..)
La foi chrétienne fait preuve d’un réalisme radical
Face à la réalité du mal, la foi chrétienne fait preuve, elle, d’un réalisme radical, qui s’appuie sur toute la Révélation biblique. Le mal fait partie de l’histoire humaine. Il ne vient pas de Dieu. Il est intérieur à notre humanité et c’est cela que veut souligner l’affirmation du péché originel.
Saint Augustin, que l’on accuse si souvent d’être le coupable inventeur de ce dogme, a été d’abord lui-même délivré du piège manichéen, quand il a compris que le péché, en lui, ne venait pas de puissances extérieures, mais de la division de sa volonté, partagée entre la grâce de Dieu et le refus de cette grâce. Comprendre cette connivence originelle de tout être humain avec le mal est une forme de libération intérieure. (…)
L’engagement de Dieu face à la puissance du mal
Tel est l’autre versant du réalisme chrétien : celui qui concerne l’engagement de Dieu face à la puissance du mal. Celui qui se révèle à travers la croix du Christ n’est pas d’abord l’ennemi du mal. C’est celui qui s’y oppose totalement, jusqu’au plus profond de la violence et de la mort.
Voilà la nouveauté chrétienne en ce qu’elle a de radical et sans doute de scandaleux : Dieu se risque, en son Fils, à tout prendre sur lui de notre humanité, et aussi de ce qui vient le défigurer. Nous ne pouvons plus croire en Dieu comme à une force supérieure qui s’imposerait de l’extérieur. Il est devenu pour nous Celui qui vient vivre et donner sa vie au-dedans même de ce qui entrave et détruit notre existence.
Alors, pour qui sait regarder, apparaît, à travers l’événement et le signe de la Croix, une force qui n’est pas de ce monde : la force de l’Amour désarmé qui se donne jusqu’au bout.
Mgr Claude Dagens : « Méditations sur l’Eglise catholique en France » p. 76