- Le tout jeune homme né à la vie religieuse au lendemain de Mai 68 la vivait comme puissance de contestation sociale.
- Plus tard, secrétaire général du CCFD pendant neuf ans, Bernard Holzer a été témoin des drames touchant des populations entières : génocide du Rwanda et du Cambodge, famine en Ethiopie. Il a connu la vague de critiques atteignant le CCFD au milieu des années 1980.
- Le religieux mûr, prêtre sur le tard, fondateur d’une communauté aux Philippines, cherche aujourd’hui à transmettre le meilleur de son engagement pour l’Évangile. Toujours homme d’action, de plus en plus homme d’écoute et d’accueil.

Ça m’a beaucoup construit dans un équilibre personnel. Et puis, mes parents s’aimaient. Avec ma sœur, nous nous sommes sentis aimés, mis en confiance, dans une grande liberté. Ma sœur aussi m’a marqué.
Quand je passe en France, nous nous voyons. Ce sont des liens affectifs importants pour un religieux, un prêtre. En famille, je sais que quel que soit mon choix, je ne serai pas jugé. Et aujourd’hui, on me dit souvent :
Je le pense. C’est ce qui m’apparaît à la « relecture » de ma vie.
À l’hôpital, il n’était pas facile d’entrer dans la chambre d’un mourant. J’ai alors vécu physiquement cette relation avec la personne mourante. Un moment de grande intensité dans les relations, une expérience spirituelle extraordinaire. Cela m’aide dans mon travail de formateur actuel. Je me tiens à deux attitudes : ne pas juger. Et aider la personne à relire sa vie, avec la méthode des « Confessions » de saint Augustin.
La méthode de relecture de saint Ignace, le fondateur des Jésuites, est bien connue. Mais on oublie que les « Confessions » d’Augustin, au IVe siècle, sont une fameuse relecture de vie…
Aux Philippines, l’Institut pastoral d’Asie du Sud-Est et du Pacifique de l’université jésuite impose aux étudiants la direction spirituelle. J’ai accepté d’accompagner une dizaine de personnes, heureux de mieux connaître ainsi l’âme asiatique. J’essaye de travailler une direction spirituelle sur le modèle des « Confessions ». […]
Aux Philippines, quand on présente quelqu’un, on parle d’abord de ses diplômes.
Et puis, quel évêque aujourd’hui oserait dire qu’il a eu une amante ?
Que s’est-il passé ?
Dans l’action, c’était rude. Mais j’ai tenu régulièrement l’oraison du matin. Et puis, j’étais en communauté avec des prêtres engagés en monde ouvrier. Chaque semaine, nous relisions ensemble notre vie à la lumière de l’Évangile. C’est une expérience qui reste.
[…] À 18 ans, après le bac, je suis allé au noviciat. Et là, c’était fantastique, c’était l’époque du Concile, qui revalorisait la vie consacrée. Alors que la structure craquait, que des religieux quittaient la vie religieuse, nous étions à l’Assomption plusieurs jeunes à dire : « La vie religieuse a à dire quelque chose au monde d’aujourd’hui. » Et nous ajoutions : « Religieux oui ! Prêtres, pas automatiquement… »
Nous envisagions la vie religieuse comme contestation de la société de consommation. Cela reste d’actualité dans la société philippine dominée par l’injustice, la corruption, l’agression constante envers les plus pauvres.
Après trois années de sciences économiques, pour ne pas rester un éternel étudiant, j’ai cherché un travail à mi-temps en même temps que je commençais la théologie à Strasbourg. Je suis devenu secrétaire administratif au CCFD. Avec cette mission sociale, je ne voyais pas pourquoi je devais être prêtre. Pour dire la messe le matin et ensuite aller travailler ? J’avais appris en théologie que n’est ordonné que celui qui est appelé. Naïvement, j’ai attendu l’appel et il n’est jamais venu.
Après trente ans de vie religieuse comme frère, à la fin de mon mandat au CCFD, mes frères m’ont élu assistant du supérieur général à Rome. Cette élection et la mission qu’elle me conférait ont retenti en moi comme un nouvel appel.
C’est un long cheminement, la parole de Dieu. C’est plutôt moi qui suis en train de changer.
Plusieurs jeunes Philippins, enseignants dans des collèges des religieuses de l’Assomption du pays, ont demandé à devenir Assomptionnistes. Il leur fut demandé de se rendre aux États-Unis pour leur formation à la vie religieuse. Ce n’était pas l’idéal. Aussi, la congrégation a-t-elle décidé de fonder aux Philippines pour permettre à ces jeunes de se former dans leur pays et dans leur culture. J’ai été volontaire pour cette mission, conscient que Manille était une porte ouverte sur le continent asiatique. Nous y sommes arrivés le 25 janvier 2006.
Avant de fonder aux Philippines, nous sommes allés plusieurs fois sur place. Lors d’une de nos visites, nous avons rencontré le cardinal Gaudencio Rosales, un homme bon, social, ouvert, et lui avons demandé :
« Une nouvelle congrégation arrive aux Philippines. Quel serait votre rêve pour elle ? »
—« Je vois trois priorités, nous a-t-il répondu :
Pour moi, la Chine est un vieux rêve. À l’école primaire, je voyais accrochées au mur les cartes de l’Empire colonial français. J’étais attiré par l’Asie, par les récits missionnaires, le « Lotus bleu », « Tintin au Tibet ». Plus tard, j’ai été fasciné par la culture chinoise, par ce qui s’était passé avec Mao et ce qui se passe aujourd’hui dans ce pays.
Arrivant au CCFD, j’avais compris qu’on ne peut pas être catholique sans être en contact avec le quart de l’humanité. C’était l’époque où nous étions accusés de faire du marxisme. Lors d’une entrevue particulière avec Jean-Paul II, celui-ci nous encouragea : « Comme je voudrais être à votre place ! »
J’y suis allé. C’était passionnant. La taille, le défi… Manille, à deux heures d’avion de la Chine, est déjà un lieu de formation de l’Église en Asie : l’université Saint-Thomas de Manille vient de fêter son quatre cent cinquantième anniversaire ! De jeunes prêtres chinois, des religieuses chinoises viennent s’y former à la spiritualité, à la mission, à l’accompagnement…
Mais on manque de structures. J’ai eu l’idée de commencer une petite école de langues qui formerait aussi à la culture, au concile Vatican II, dans un contexte de vie communautaire. Nous avons commencé par accueillir deux jeunes prêtres. L’un veut devenir Assomptionniste. On ne s’attendait pas à ça. Actuellement, nous accueillons cinq prêtres et séminaristes chinois, avec d’autres séminaristes d’Asie.
La paroisse nous confie un des sept bidonvilles de son territoire. Dans la formation de nos jeunes,
On essaye simplement d’être là. Nous nous rendons aussi dans une prison d’adolescents. Pas pour faire de la morale. Pour les aider à relire leur vie. Quitte à emmener un psychologue. Faire du ciné-club. Les sortir. C’est ce que Jésus a fait. L’Eucharistie, c’est à la fin, avant de mourir. J’ai l’impression qu’on l’oublie, qu’on inverse trop facilement des priorités.
Comme tous les Philippins, nous avons été surpris par la violence des averses et par la rapidité de la montée des eaux qui emportait tout sur son passage. Il ne restait qu’à prier pour que le déluge cesse et nous organiser pour soulager les familles affectées. Nous avons fait appel à nos amis, qui se sont montrés généreux - dans ces cas-là, les moyens de communication modernes sont magiques ! - nous avons ouvert notre bâtiment aux mamans et aux enfants du quartier dont la maison avait été inondée.
Le lendemain du désastre nous sommes allés dans différents quartiers de la capitale pour prêter main-forte : distribuer vivres et couvertures nettoyer les maisons et les écoles, dans une atmosphère solidarité joyeuse. Au nord du pays, nous soutenons un projet de relocation de trente-cinq familles. La communauté reste mobilisée, car après l’urgence et la réhabilitation, les victimes doivent apprendre à vivre dans un nouvel environnement. Et il faut s’interroger aussi sur les causes du drame - le manque de politique d’urbanisation a aggravé les dégâts et fait des victimes - et porter ses préoccupations sur la campagne électorale qui s’ouvre, dans la violence déjà.
Interview publiée dans la revue « Panorama » de février 2010