Vous avez donc choisi d’aller au-delà d’un pessimisme radical ?
Je ne sais pas si j’ai choisi. Je suis un type comme les autres qui veut le bonheur et voit la mort devant lui. Soit nous cherchons un bonheur en niant la mort, et alors nous vivons dans un petit monde artificiel et aveugle ; soit nous ne voyons que la mort en reniant la joie, et alors nous tombons dans un cynisme complaisant et inhumain. Il faut tenir les deux extrêmes, même si c’est écartelant : ne rien diminuer de notre soif de bonheur, ne rien voiler de notre lucidité face à la mort. La seule réponse, me semble-t-il, est dans une vérité où l’abîme de la mort serait investi par la lumière de Dieu. Et c’est le mystère de la Croix. Bernanos disait que la véritable espérance, c’était le désespoir surmonté. On touche le fond de son néant, et là, il ne reste plus que Celui qui est.
Par le Christ ?
Je suis allé au Christ avant d’aller à Dieu. Avant d’être le Tout-Puissant, il était pour moi le « Tout-Faible ». Je voyais notre époque : on y refuse l’homme dans sa faiblesse, le culte de la performance y fait éliminer petits, vieillards, handicapés. Et voilà que le Christ révèle que le corps dans sa faiblesse est le lieu de la vérité ! L’eugénisme, dès lors, n’a plus aucun sens. Le trisomique, le grabataire, le comateux peuvent être surnaturellement plus performants que l’athlète, le financier, l’homme de pouvoir, s’ils ont la charité. Ils ont même cette efficacité automatique de briser notre culte de l’efficacité, et de nous forcer à sortir de notre petit confort, à être interrogés en profondeur.
Votre conversion est-elle, d’une certaine façon, un retour vers votre judaïsme originel ?
Au fond, toute conversion est un retour.
Elle n’est pas trahison, mais fidélité à ce que nous avons toujours été au plus profond, et qu’une vie de grande surface nous avait fait oublier. Le Talmud nous dit : « Dieu a créé le retour avant même de créer le monde. » Les mystères chrétiens entrent ainsi en résonance avec le fond de notre âme. L’Eucharistie, surtout. C’est l’inattendu (Dieu qui se donne à manger et à boire !) et, en même temps, c’est ce que j’attendais, ce que toute la création attendait depuis toujours. Oui, la transcendance qui épouse le fruit de la terre et du travail des hommes, l’absolu qui se donne à travers la manducation, c’est-à-dire la fonction la plus primitive du vivant !
« Musulman, j’ai découvert Jésus-Christ »
Un extrait de la bande son d’une vidéo publiée sur « TV Bonne Nouvelle »
– « Je demandais à mes parents : Q’est-ce qu’il y a après mort ? »
- « Cette violence qu’il y avait chez moi je l’ai exportée »
Du temps que sa mère était à l’hôpital des chrétiens se sont proposés pour garder ses petits frères et sœurs. Sa sœur est devenue chrétienne, il a été troublé par la ferveur de sa sœur. - « Je me suis rendu compte que ces chrétiens aimaient Dieu encore plus que moi »
→ A ECOUTER : Fervent musulman il a Jésus grâce à sa soeur qui est devenue chrétienne (4’42)
Que vous reste-t-il de votre judaïsme ?
Tout, j’aimerais dire. Être chrétien, à mes yeux, c’est chercher à être un juif accompli, un « juif sans mensonge », comme le dit Jésus à propos de Nathanaël. Ce qui est typiquement juif et qui m’est cher, c’est ce goût de l’Ecriture sainte et du jeu des interprétations. Le psalmiste chante :
« Ta parole a plus de saveur dans ma bouche que le miel qui coule des rayons. »
Je voudrais cependant mentionner un danger qui nous guette : on parle beaucoup des racines juives du christianisme, on affirme que l’on aime les juifs. Mais c’est souvent un juif imaginaire que l’on aime. Quand il s’agit du juif réel, notamment de l’Israélien, on le méprise, on l’ignore. Prenons garde que le vieil antisémitisme ne couve pas sous un philosémitisme de parade.
Comment vivre en chrétien aujourd’hui ?
Il me semble que l’appel à la radicalité est au cœur de l’Évangile.
Dieu vomit les tièdes, nous dit l’Apocalypse. Aujourd’hui, on ne demande pas assez aux hommes. Plus on les protège de tout, plus on les expose à des riens. Tout le monde, enfant, a rêvé d’être chevalier ou missionnaire, et nous voici adultes : que reste-t-il de ce rêve ? Eh bien, on peut être chevaleresque, un vrai héros, au quotidien, grâce au combat de la charité. Terrasser son orgueil, c’est plus fort que terrasser le Dragon. Contempler son prochain avec amour, c’est aller plus loin que de partir au bout du monde.
Fabrice Hadjadj enseigne la philophie au lycée Sainte-Jeanne-d’Arc de Brignoles (Var), au séminaire de Toulon, à l’Institut de Philosophie comparée (Paris) et au studium de l’abbaye de Sept-Fons.
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Sous le regard de Dieu, il ne peut exister de vie médiocre.
Tout ce que nous faisons vaut pour le Paradis ou pour l’Enfer. Dans les plus petits gestes de la vie quotidienne, l’éternité est engagée, dans l’amour ou l’orgueil, bien au-delà de toutes les hiérarchies visibles. C’est dans l’ordinaire que l’absolu se joue. Chaque fois qu’on est tenté de dire un mensonge pour se faire valoir, c’est, au-dessus de nos têtes, une guerre entre l’armée de la lumière et la meute des ténèbres. Chacun de nous est l’enjeu de cette lutte entre les anges. Que je dise la vérité, et c’est alors une victoire du Ciel sur l’Enfer !… De toutes les manières, nous sommes tous appelés à mourir. Alors, plutôt que de crever comme un chien, autant que ce soit pour la justice et la vérité…
Faut-il se défendre ? Fuir ? Se rendre ?
Notre première défense est dans l’amour du recueillement. Nous devons apprendre à faire battre notre cœur de contemplatif. La société du spectacle propose, à travers la télévision, une parodie de contemplation. Nous sommes faits pour voir le réel, mais c’est pour s’émerveiller de ce qui est là, non pour se divertir de fantômes. Ensuite, nous pouvons nous dire que tout ce qui n’est pas donné est perdu. L’argent, la volupté, les honneurs mondains ne valent pas la « peine », au sens propre. Ce qui vaut la peine, c’est ce pour quoi nous serions prêts à mourir. Il y a un lien entre la joie et le sacrifice.
Demandons-nous pour qui, pour quoi nous serions véritablement prêts à donner notre vie. Alors, elle commencera à avoir un sens… Enfin, il me semble que la famille est aujourd’hui un des tout premiers lieux d’aventure. C’est le fondement de la société, et on ne cesse d’essayer de le saper. Là se concentre désormais le combat politique. Péguy disait que le père de famille est l’aventurier des temps modernes. L’avenir lu donnera de plus en plus raison. Mes plus grandes joies sont ici, au foyer. Mes plus grandes illuminations dans le sourire de mes enfants. Quand nous jouons à cache-cache, quand, ils me grimpent sur le dos, c’est déjà le Royaume. « Si vous ne devenez comme cet enfant… » , dit Jésus.
Comment priez-vous ?
Je ne sais pas comment. Il n’y a pas de méthode. Saint Paul dit que nous ne savons pas prier. Mais, justement, c’est quand nous faisons devant Dieu l’aveu de notre impuissance, quand nous nous en remettons entièrement à lui que nous commençons à prier.
Dans la Bible, la prière est représentée moins comme un discours que comme un cri notamment dans les Psaumes. Ce qui fait l’éloge de Dieu c’est le cri vers Dieu. Ce qui ne veut pas dire que je hurle et dérange mes voisins à l’oratoire. Non, je suis silencieux mais parce que ce n’est pas un cri avec la voix, mais avec tout mon être, tout mon être jeté vers le Ciel. Aucune parole ne peut être vive et forte si elle n’est pas trempée dans le silence de ce cri. Sinon, on s’égare dans le bavardage, on croit avoir réponse à tout Mais nous ne savons pas grand-chose, nous ne sommes pas maître de la vie. Face à son mystère notre silence n’est pas absence de la parole, il est son point culminant.
« Interview paru dans la Revue »Panorama"
en janvier 2007