Au XIXe s. la demande en enseignants a conduit
à développer les congrégations de frères
Voilà la réalité sur le terrain. La situation dénoncée par les anticléricaux, surtout à partir de 1860, lui ressemble assez peu. Les « congrégations » sont attaquées pour leur richesse, leur puissance, leur soumission à Rome, leur recrutement forcé, leur volonté de puissance, leur politisation. Mais ces congréganistes ainsi malmenés sont essentiellement des religieux et non des religieuses.
Chez les hommes, la situation s’est modifiée au XIXe siècle. La demande en enseignants a conduit à développer les congrégations de frères, créées sur le modèle promu par Jean-Baptiste de la Salle. Ces enseignants à eux seuls forment la grande majorité des hommes qui vivent dans des familles religieuses.
En 1880 pour plus de 33.000 religieux, ils sont 20.000 frères. Mais jamais, même aux hautes eaux de 1865-1876, ceux-ci n’ont scolarisé plus d’un garçon sur cinq : ils ne dominent que dans les terroirs de chrétienté de l’Ouest et du Massif central.
Les « réguliers » qui sont les plus visés.
Et puis il y a les religieux proprement dits, les « réguliers » qui sont les plus visés. En 1861, le catholicisme a renoué depuis plus de vingt ans avec son passé, Dom Guéranger a restauré les bénédictins, Lacordaire, les dominicains. Deux symboles ! Mais à cette date deux autres familles dominent le paysage régulier français, les trappistes et les jésuites.
Les premiers sont des moines austères retirés dans des abbayes reconstituées progressivement. Certains d’entre eux vont tenter de trouver de nouvelles ressources en choisissant la voie industrielle, comme les trappistes d’Aiguebelle qui développent le « tout chocolat » à partir de 1860 et qui, en 1893, disposent d’une des plus grande chocolaterie de France.
Le cas des jésuites est tout autre.
La Compagnie de Jésus connaît une restauration difficile en 1814 ; elle étoffe ses effectifs à partir de 1840 et plus encore de 1850. Dans la seconde moitié du XIXe siècle les jésuites multiplient les missions ; les Français vont jusqu’à fournir le tiers des effectifs de cet ordre international. Les raisons ?
Après 1840, le clergé séculier est saturé, les vocations vont ailleurs, mais surtout la loi Falloux accorde la liberté de l’enseignement secondaire (1850) : les jésuites renouent avec leur grande tradition enseignante sans toutefois retrouver leur réseau d’Ancien Régime. Au milieu du XVIIIe siècle ils avaient 106 collèges ; ils en ont 29 seulement en 1880.
Mais ils cristallisent sur leur nom des fantasmes que Béranger a mis en chanson (« Hommes noirs, d’où sortez vous ? »), Michelet et Quinet, en histoire. Ils symbolisent le courant ultramontain , représentent l’ordre qui est dans la main du pape. Leurs établissements prestigieux constituent surtout l’avant-garde d’une reconquête des élites par la multiplication de collèges catholiques destinés à faire concurrence aux lycées.
L’autre congrégation qui fait
alors beaucoup parler d’elle
L’autre congrégation qui fait alors beaucoup parler d’elle est nouvelle : les assomptionnistes ont été fondés par le Père Emmanuel d’Alzon en 1844. Mais c’est après 1870 qu’ils trouvent leur voie : les pèlerinages, Paray-le-Monial, La Salette, Jérusalem. Leur association et son journal, Le Pèlerin, capitalisent le mouvement des pèlerinages qui culmine en 1873 puis en développent d’autres comme Lourdes.
En 1883, en plein conflit scolaire, les assomptionnistes fondent un nouveau titre, un quotidien, La Croix, qui prend le relais de L’Univers de Veuillot et atteint à la fois curés et laïcs militants. A quoi s’ajoute un coup de génie : à partir de 1888, les assomptionnistes multiplient les Croix locales (95 dans 87 départements en 1895). La Croix prend vite sa place dans la presse conservatrice où elle ne craint pas de polémiquer avec la République.
Après la victoire définitive des Républicains
La victoire définitive des républicains en 1877, et plus encore le vote des lois scolaires à partir de 1880, cristallise l’opposition entre la République et les congrégations. De deux manières, en deux temps. En 1880 la création des lycées de jeune filles permet de jeter les bases d’un enseignement secondaire féminin, concurrent évident pour les pensionnats. Mais surtout, la même année, faute de pouvoir faire voter l’article 7 de la loi sur l’enseignement supérieur qui interdirait l’enseignement aux congrégations non-autorisées, le gouvernement décide l’expulsion par décret des jésuites et de toutes les congrégations masculines non autorisées. Les femmes, pour une dernière fois, ne sont pas concernées. Plus de 5.600 religieux sont expulsés et les jésuites d’abord qui cependant ne ferment pas leur collèges, mais les laissent à des proches ; la crise passée, les expulsés reviennent.
La laïcisation du personnel des écoles communales
Second temps : en 1886, le législateur décide la laïcisation du personnel des écoles communales. Nouvelle différence de traitement. Pour les frères, tout doit être réglé en cinq ans. On laisse par contre du temps aux sœurs enseignantes, faute d’institutrices formées dans les écoles normales : les remplacements s’opèrent au rythme lent des mutations.
Mais pourquoi le conflit - malgré tout contrôlé - des années 1880 débouche-t-il sur la guerre totale des années 1900 ? On dit que les congrégations -notamment les jésuites et les assomptionnistes - ont été prises dans la tourmente de l’affaire Dreyfus. Nous sommes sensibles à l’antisémitisme, vigoureux, de La Croix, qui reflétait celui de nombreux ecclésiastiques. Les républicains pointaient en fait surtout l’implication politique d’une congrégation non-autorisée à laquelle Waldeck-Rousseau fit procès, ce qui obligea La Croix à passer en des mains laïques. L’affaire Dreyfus contribua à reconstituer les camps ; elle conduisit, en 1902, à la victoire électorale des radicaux, qui, eux, voulaient la destruction des congrégations.
L’affaire Dreyfus fournit un prétexte
pour régler la question de l’Ecole
Pourquoi en deux ans parvinrent-ils à leur fin, au moins pour les congrégations enseignantes ? L’affaire Dreyfus fournit, en fait, un prétexte habilement saisi pour régler une bonne fois la question de l’Ecole.
En effet les lois Ferry ont conduit paradoxalement au dualisme scolaire, enseignement public républicain contre enseignement privé catholique. Ce dernier a réduit son importance, mais mieux ciblé son emprise.
D’abord sur des régions qui servent d’assise à la droite, l’Ouest conservateur en voie d’unification, aussi le Massif central et la région lyonnaise.
En second lieu sur le secteur féminin où les congrégations contrôlent, en 1891, 45 % de l’enseignement primaire et sans doute plus dans les pensionnats, en pleine rénovation. Enfin sur l’encadrement des élites masculine : en 1895, les lycées et collèges scolarisent plus de 47 % de l’effectif du secondaire ; les collèges catholiques et les petits séminaires, près de 46%. C’est dire la vive concurrence d’un enseignement nullement atteint par le coup de semonce de 1880.
D’où, en trois ans, la destruction totale de l’enseignement congréganiste. L’article 3 de la loi de 1901 sur les associations en fournit la base législative : une congrégation religieuse doit être reconnue par la loi ou dissoute. Au XIXe siècle, la majorité des congrégations de femmes, les hospitalières et les enseignantes, avaient été autorisées ; la grande majorité des congrégations d’hommes ne l’étaient pas, se trouvant seulement « tolérées ».
En 1902 Combes fait décréter la fermeture
immédiate d’écoles tenues par des congrégations
L’arme législative, immédiatement disponible, est utilisée sans ménagement. Avec l’élection de 1902 et la victoire du Bloc des gauches, le radical Combes mène une lutte implacable. En 1902 il fait décréter la fermeture immédiate d’écoles tenues par des congrégations qui n’ont pas voulu faire la demande d’autorisation rendue obligatoire par la loi.
En 1903, il rejette sans examen des demandes d’autorisation des congrégations d’hommes, notamment enseignantes, et fait disperser brutalement les congrégations écartées, causant des troubles graves dans le pays. En 1904, par voie législative, il interdit tout enseignement aux congréganistes, révoquant des autorisations vieilles de soixante-dix ans pour la plupart, fait saisir les biens et fermer les écoles. Le couperet est tombé.
Combes élimine les congrégations,
mais pas l’enseignement catholique
Avec quelles conséquences ? La première est politique : la guerre scolaire entraîne la rupture du Concordat centenaire et conduit, dans un climat de crise, à la séparation des Eglises et de l’État.
La laïcité à la française, tant vantée aujourd’hui, est la conséquence de la crise scolaire réglée par le déni du droit d’enseigner pour les congrégations. Ce qui a été possible en 1880, une séparation de l’Eglise et de l’Ecole sans séparation de l’Eglise et de l’État, ne l’est plus en 1904-1905. Léon XIII et Ferry n’étaient plus, mais maintenant Combes et Pie X. Les buts visés n’étaient plus identiques. Ferry voulait faire vivre l’enseignement public ; Combes voulait mettre à mort l’enseignement catholique à travers les congrégations.
Est-il parvenu à ses fins ? Oui et non. Il a détruit les congrégations enseignantes, pour un long temps, non l’enseignement catholique. Prenons encore le cas des femmes, ici les plus touchées : on peut estimer que 60 à 70.000 d’entre elles étaient directement concernées. Elle ont eu le choix entre l’exil - à l’étranger, en Belgique, au Canada, en mission - ou la sécularisation, c’est-à-dire l’obligation pour continuer à enseigner de vivre en dehors de leur famille religieuse, en habits laïques.
Paradoxalement les évêques
donnent la main à Combes
Paradoxalement les évêques donnent la main à Combes, mais évidemment dans un tout autre but, accepter la suppression des congrégations pour sauver les écoles. Il en sera de même pour les frères enseignants. Pourtant, en moins de dix ans, mais avec encore une chute nouvelle des effectifs, les évêques ont restructuré à leur profit l’enseignement catholique, qui passe des congrégations, disparues, aux diocèses : c’est encore le système actuel.
Mais le cœur vivant du monde congréganiste, les enseignants et enseignantes, a été arraché en trois ans ; il reste des religieuses cloîtrées, peu inquiétées comme les carmélites ; un secteur hospitalier qui est amené à se développer pour permettre aux congrégations de survivre ; une implantation hors de France qui se développe - car l’anticléricalisme, comme on le sait, n’est pas article d’exportation ; un apogée de la présence congréganiste française dans le monde, renforcé par l’exil.
Des hommes et des femmes meurtries, une liberté fondamentale bafouée. La vie en somme…
Article publié dans « Notre Histoire » n°189
Claude Langlois, Directeur d’études à l’E.P.H.E.