Les Amantes de la Croix : adaptations et ruptures

Pierre Lambert de la Motte, fondateur des Amantes de la Croix, a participé à la fondation des Missions Étrangères de Paris lors de la création de l’Église vietnamienne, il y a 350 ans.

Pierre Lambert de la Motte, fondateur des Amantes de la Croix, a participé avec François Pallu à la fondation des Missions Étrangères de Paris. Rome les a nommés évêques en créant l’Église vietnamienne le 9 septembre 1659, il y a 350 ans. Adaptations et ruptures, interpénétration culturelle du confucianisme et de la foi chrétienne, ont marqué la mission de cette congrégation.

Une fondation réalisée au milieu d’une Église locale chrétienne encore embryonnaire et sujette à la persécution.

Il faut bien considérer que ce projet de création d’une congrégation religieuse féminine ne vient pas au milieu d’une Église locale développée et reconnue mais au sein d’une communauté chrétienne encore embryonnaire et sujette à la persécution. Pierre Lambert de la Motte souhaitait que des religieuses européennes viennent le rejoindre pour établir sur place la vie religieuse, mais c’était irréalisable. Pourtant, on peut dire aujourd’hui que c’était une grâce de Dieu car les Amantes de la Croix ont grandi en deux siècles sans modèle religieux européen. C’est pourquoi elles ont gardé totalement les caractéristiques culturelles vietnamiennes dans la vie consacrée. C’est donc l’époque où les Amantes de la Croix furent les seules religieuses au Viêt Nam que je vais vous présenter maintenant.

Lambert a fondé les premières communautés des Amantes de la Croix le 19 février 1670 au Tonkin et le 13 décembre 1675 en Cochinchine. Six ans après leur fondation, les Amantes de la Croix sont une centaine répartie en beaucoup de communautés, Lambert limitant chacune d’entre elles à une dizaine de membres. Selon les règles de l’époque, la clôture et les vœux solennels étaient la caractéristique des religieuses, et si elles ne prononçaient que des vœux simples et temporaires, renouvelés annuellement en communauté sans clôture, elles n’étaient que confrérie. C’est pourquoi le décret romain du 16 août 1678 officialise les Amantes de la Croix en tant que confrérie, mais, dans les faits dès le début ses membres furent considérés comme religieuses.

Toute l’éducation vietnamienne reposait alors sur la formation humaine enseignée par Confucius

Dès le début on a pu s’étonner de l’engouement des jeunes tonkinoises à embrasser la chasteté chrétienne. A ce moment-là, toute l’éducation vietnamienne reposait sur la formation humaine enseignée par Confucius, il s’agissait d’abord pour les garçons et les filles de pratiquer les cinq vertus,

  • sociabilité-humanité (respect des autres, avoir un cœur bon),
  • piété filiale (reconnaissance, respect des parents et des ancêtres),
  • bienséance (respect des rites, des coutumes),
  • esprit studieux (courage intellectuel, « celui qui est sans étude est aussi sans vertu »),
  • crédibilité (être digne de foi, dans la vérité).

Au Viêt Nam, tout le monde sait par cœur neuf mots d’or : Tu Thân, Tê Gia, Tri Quôc, Binh Thien Ha (d’abord « se rendre meilleur », puis « gérer la famille », ensuite « gouverner le pays », enfin «  pacifier le monde »). «  Se rendre meilleur » est donc la base pour tout le reste.
Pour les filles, on insiste sur quatre vertus :

  • le travail domestique,
  • la beauté,
  • la bonne parole,
  • la bonne attitude.
    Ces quatre vertus ne se concevaient pas pour elles sans les trois soumissions au père avant le mariage, au mari une fois mariée et au fils aîné une fois veuve.

Tout cela se résumait à se perfectionner soi-même, à devenir une personne parfaite. Et si les filles étaient attirées par la vie consacrée, c’est parce qu’elle se présentait comme une vie de perfection. D’ailleurs, dans la langue vietnamienne, le même terme TU s’applique à la recherche de la perfection et à la vie consacrée. Le christianisme accomplissait en quelque sorte l’aspiration à la perfection contenue dans le confucianisme.

L’esprit de famille : Il ne convient pas pour un vietnamien d’être célibataire sans vie communautaire

Le champ d’action du Confucianisme, c’est la vie familiale, il s’agit de se perfectionner, non pas isolément mais en famille. Il ne convient pas pour un vietnamien d’être célibataire sans vie communautaire, de quitter sa famille sans s’agréger à une autre structure familiale. Au début de l’évangélisation pour les prêtres, les catéchistes et les séminaristes, cette nouvelle famille s’appelait la Maison de Dieu, une vraie maison avec une vie familiale, tandis que pour les femmes qui choisissaient la vie religieuse, cette maison familiale était appelée la Maison du bonheur, le nom qu’on donnait spontanément à une communauté d’Amantes de la Croix. Tout le monde, chrétiens ou non-chrétiens, les appellent Di (tante, signe d’une certaine intégration de la religieuse dans la famille de chacun), Di Phuoc (la tante qui fait le bien) ou Cô Mu, Bà Mu au Tonkin (mademoiselle ou dame honorable). Ce sont les marques les plus respectueuses, les sentiments les plus profonds qu’on leur a réservés. Quand des religieuses viendront d’Europe, on les appellera : So , transcription de Sœur. Pour les prêtres, on a choisi aussi de les désigner par un terme familial. Ils sont appelés Cu ou (arrière grand-père, le summum de la considération familiale).

La traduction vietnamienne du terme « congrégation » par Dong est un bon exemple d’inculturation. Dong ne porte pas sur l’aspect institutionnel, sur la structure et les règles, mais le mot signifie « grande famille », « clan », mais aussi « ascendance », « lignée », « filiation », regroupant toutes les générations unies par les liens du sang. Proposer la nouvelle congrégation comme Dong aux jeunes vietnamiennes, cela répondait bien d’abord à un contexte confucéen. Dès les premières communautés, on a voulu mélanger les âges de sorte que les jeunes respectaient les plus âgées et les plus âgées considéraient les jeunes comme leurs filles ou leurs nièces. Pour elles, la communauté était considérée comme une nouvelle famille.

Le caractère confucéen des communautés d’Amantes de la Croix était renforcé par le poids du missionnaire qui assurait le rôle du père de famille dans ces communautés féminines. Mais la femme vietnamienne gardait ses prérogatives, plus étendues qu’elles n’étaient en Chine. Le domaine qu’elle dirige, l’intérieur de la maison, s’est trouvé étendu à la communauté, le soin des malades, l’éducation des enfants et la nourriture à ceux qui en ont besoin.

C’est autour des maisons des Amantes de la Croix que gravitaient les paroisses

A cette époque-là, c’était une bénédiction pour un village d’avoir en son centre une Maison du bonheur, car les villageois savaient que leurs malades seraient soignés et nourris, leurs enfants instruits. On retrouve dans ce terme de Nhà Phuroc le même attachement sentimental que le Vietnamien éprouve pour son Hinh, la maison communale de son village natal.

On comprend ainsi comment le caractère familial de la congrégation des Amantes de la Croix imprégnait la communauté chrétienne, c’est autour de leurs maisons que gravitaient les paroisses quand il n’y avait pas de maison de Dieu. Le soin de Lambert de la Motte à limiter les communautés des Amantes de la Croix à dix membres permit de multiplier les implantations et chaque communauté servit aussi de lieu de culte discret. En effet, face à la persécution on ne pouvait construire d’églises trop voyantes. Ainsi le missionnaire parcourant les villages chrétiens trouvait chez les Amantes de la Croix tout le nécessaire pour dire la messe.

Alors que prêtres et catéchistes étaient intinérants pour l’exercice de leur ministère, les Amantes de la Croix assuraient habituellement l’accueil de la communauté chrétienne, et c’est vers elles qu’on se tournait pour connaître les nouvelles ou en apporter, surtout pendant le temps des persécutions. Il arrivait parfois aussi que les Amantes de la Croix fassent des tournées dans les villages autour de chacun de leurs centres et dorment chez les chrétiens pour exercer leur mission. Lorsque le missionnaire n’avait plus de catéchiste à envoyer en mission, ce sont deux Amantes de la Croix qu’il envoyait prêcher sur les marchés et dans les villages non-chrétiens. C’était là une rupture par rapport aux traditions confucéennes qui obligeaient les femmes à rester dans leur foyer.

La rupture : c’est une malédiction du Destin que d’être une femme

Si les Amantes de la Croix s’adaptaient à l’esprit du confucianisme, il n’y avait pas conformité car pour Confucius.
Le statut de la femme c’était en se mariant qu’on devenait vertueux, et il considérait en même temps que les occupations des hommes et celles des femmes ne devaient pas être semblables. Or, pour les Amantes de la Croix, Lambert a demandé « qu’il importe extrêmement de pratiquer toutes les choses en la place de Jésus Christ » (un homme !), et elles collaboraient dans une certaine mesure avec les prêtres dans le domaine de la pastorale, surtout auprès des femmes.

Le yin et le yang sont des qualificatifs qui correspondent à la manière dont sont vus la femme (yin = ombre, froideur, faiblesse, soumission, ignorance, inactions et finalement toute ce qui est mal) et l’homme (yang = lumière, chaleur, force, commandement, savoir, action et finalement tout ce qui est bien) dans la société chinoise primitive, c’est une bénédiction du Destin que d’être un homme, c’est une malédiction du Destin que d’être une femme et elle n’y peut rien. La pensée de Confucius a contribué à figer cette manière de voir qui se traduit par un Rite qu’on ne saurait modifier sans mettre en péril l’ordre du monde, telle est la vision de la femme que le Viêt Nam hérite du monde chinois. La maternité est la seule gloire de la femme, même si elle ne lui enlève pas sa soumission à l’homme.

La disposition de soi-même pour une femme

A propos du vœu de chasteté, christianisme et confucianisme se trouvent en conflit et en rupture. Là les positions sont irréconciliables. La femme confucéenne n’a pas la possibilité d’engager sa vie, elle ne dispose ni de son corps ni d’elle-même, elle n’a aucune autonomie pour s’engager. Elle ne peut ni choisir son mari ni le refuser. Aussi n’était-il pas possible pour les confucéens de prendre au sérieux le vœu de chasteté, de lui donner une quelconque valeur.

Souvent les maisons des sœurs étaient considérées comme un lieu de refuge de filles insoumises qu’il s’agissait pour les confucéens de remettre dans la voie de la soumission, fut-ce par la violence, et parfois aussi on pensait y trouver des filles à marier qu’on prétendait ensuite pouvoir enlever à la congrégation. Cela imposait de n’établir de maison pour les Amantes de la Croix qu’en environnement chrétien. La communauté chrétienne assurait en effet leur protection et cela renforçait le lien entre elles et le reste de la communauté, donnant un visage particulier à la paroisse vietnamienne, en un temps où le Viêt Nam ne connaissait pas d’autres communautés religieuses que les Amantes de la Croix.

Les Amantes de la Croix ont payé un large prix pour leur fidélité à leurs vœux

Mais, des centaines sont mortes entre 1857 et 1861, et en particulier entre août et septembre 1885 où 270 religieuses périrent. L’histoire garde encore les noms et les morts douloureuses des sœurs martyres : Madeleine Nguyën Thi Hâu (+1841), Agnès Soan et Anne Tri (+1861-1862)…

Les Amantes de la Croix au Viêt Nam en 2008

Au Viêt Nam, en 2008, les Amantes de la Croix sont 5.630 professes, 796 novices, 644 postulantes et 2.700 aspirantes. Leurs activités, prévues par leur fondateur se situent dans quatre domaines : apostolat, éducation, santé et social.
Malgré les limites dans tous les domaines (capacité, matériel…), elles s’engagent de leur mieux en offrant leurs deux pains et leurs cinq poissons comme dans la multiplication des pains, Dieu va multiplier cela pour que l’amour et le salut atteignent son peuple à travers la spiritualité de la Croix qu’il a confiée à Lambert de la Motte, un enfant de la France, la « fille aînée » de l’Église.

Marie Tuyêt Mai

(Article tiré de Mission de l’Eglise, n°165, octobre-décembre 09)

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