Voilà comment, en fin de semaine, après une marche de 10 km, nous sommes répartis dans les fermes du village de EICHWERDER, au milieu duquel trône la statue de Frédéric de Prusse, le bienfaiteur de la région : il endigua l’Oder, et rendit cette région de marais très productive. Une seule rue dans le bourg, de chaque côté, les maisons bien alignées des habitants cultivateurs ou ouvriers, souvent un jardin autour de l’entrée ; trois fermes d’une quarantaine d’hectares, et quelques autres de 8 à 15 ha. Cultures : céréales, betteraves sucrières et fourragères, pommes de terre, choux divers, concombres, cornichons, courges, etc., salades, de vrais champs maraîchers.
Nous arrivons avec une réputation de « durs ».
Dès les premiers soirs, des camarades font sentir à leurs employeurs qu’à 19 h, ils doivent rentrer à la baraque. Intervention de l’adjudant de compagnie mais nous maintenons notre position, les paysans cèdent. Un autre point : notre religion nous interdit le travail du dimanche. Deux fois seulement, un paysan osera nous demander de charger un wagon de courges le jour du Seigneur.
Nous logeons dans deux locaux différents : une porcherie aménagée et blanche, et un grenier. A deux kilomètres de là se dresse une grande fabrique de sucre qui nous procurera des provisions, certes, mais aussi des ennuis, sous la forme de visite de la garde civile ou des officiers du camp. Jamais on ne découvrira quoi que ce soit, car notre cachette se trouvait dans une grange voisine insoupçonnable. Nos camarades de la sucrerie étaient loin de manger à leur faim aussi, leur portions-nous des vivres, contre lesquels ils nous fournissaient du sucre.
Des tonnes de sucre disparaissaient au long de l’année
Dieu sait si les contrôles étaient stricts dans chaque étage de l’usine et malgré cette surveillance, des tonnes de sucre disparaissaient au long de l’année. Comme notre Kommando était proche, nous étions les premiers espionnés, à tort bien souvent. Nous employions des ruses de Sioux pour déjouer la surveillance du schupo. Un certain temps, on nous livrait le sucre à domicile en calèche à trois chevaux.
Voici comment. Notre village abritait un joli petit château habité par M. Arno Brecker et Madame (grecque), chargé par Hitler de préparer le monument de la victoire. Or, un de nos camarades était employé au château et chargé de promener les superbes alezans attelés à la calèche. Et c’est ainsi que nous utilisions cet attelage. Lorsque le châtelain recevait quelques membres du Régime, on allait quérir un charcutier (français) pour cuisiner les petits plats. Cela se passait toujours la nuit.
Une curiosité : la chasse aux lièvres, qui pullulaient.
Nos paysans n’avaient droit qu’à trois fusils aussi, invitaient-ils les tireurs des villages voisins. En tout : 10, 12 chasseurs et 40 rabatteurs. La troupe formait un grand cercle, fusils et rabatteurs mélangés, et on avançait vers le centre. Les lièvres débusqués se sauvaient et étaient tués ou avaient la vie sauve. Le gibier était suspendu à des sortes de claies installées sur un char. En fin de journée, on comptait souvent plus de 200 cadavres que se partageaient les chasseurs. Nous n’avions pas de voix au partage : dommage !
J’avais un camarade du Nord, jeune, beau garçon, qui se trouvait dans la ferme du chef de la Jeunesse hitlérienne. Celui-ci avait un garçon et 3 jeunes filles. Aucun garçon dans le village, après la mort de celui-ci. Ce fut l’assaut du jeune prisonnier français par les trois donzelles qui n’étaient pas vilaines, vicieuses un peu peut-être, elles étaient de leur époque. Jamais le prisonnier ne céda ; croyez-moi, c’est ça, « l’héroïcité des vertus ». Son soulagement, le soir, consistait à nous rapporter toutes les ruses de ses jeunes maîtresses, pour le faire chuter. J’ai touché du doigt l’héroïsme qu’il peut y avoir à pratiquer la vertu.
Un petit fait : le jour où l’on apprit la mort sur le front russe, du garçon, les filles mirent la radio au maximum, et cela, tout au long de la journée, alors que les parents avaient peine à retenir leurs larmes … Intoxication de tout un peuple par un Führer démentiel. Une seule pensée : le Grand Reich ! Tout sacrifier à ce rêve insensé !
L’idée de fabriquer de l’eau-de-vie
C’est dans ce village que l’idée nous vint de fabriquer de l’eau-de-vie. Bien des essais infructueux auparavant, avaient été faits avec les betteraves sucrières ou des céréales, lorsqu’un Polonais, déporté civil, nous confie le secret de sa formule à 100% de réussite avec le sucre. Depuis ce jour, nous sommes devenus bouilleurs de cru. Notre camarade boulanger fournissait la levure nécessaire à la fermentation activée de l’eau sucrée. Au jour « J », l’un d’entre nous était chargé de passer la nuit pour surveiller l’alambic et se portait malade le jour suivant. Cet alcool nous servait de monnaie d’échange pour obtenir les choses nécessaires. C’est par ce moyen aussi que j’obtins une collection de timbres allemande, dont je fis don au Noviciat de St Genis, à mon retour.
L’un de nos camarades de la sucrerie fut tué au cours du nettoyage de la vis d’entraînement des betteraves. Est-ce un accident ? Est-ce une vengeance ? … Dieu seul le sait ! Ce garçon avait 22 ans, marié, père d’un enfant. Il fallait faire quelque chose pour venir en aide à sa jeune veuve.
Un grand tournoi de sixte
On organisa un grand tournoi de sixte, sur le terrain de football du village, avec orchestre monté sur plate-forme, et une buvette avec bière (les Allemands n’en trouvaient pas !) Le début des jeux fut marqué par la montée des couleurs françaises, au sommet d’un mât et au son du clairon. Quand on sait que les relations entre prisonniers et civils étaient interdites en dehors du travail, nous eûmes une foule record autour du terrain. Pour éviter d’être reconnues, les équipes des prisonniers civils se mettaient en short immédiatement sur le terrain en attendant leur tour. La journée, très ensoleillée, se passa sans incident. Le Conseil municipal nous rendit visite, but un verre de bière et déposa son obole.
Les coupes offertes aux vainqueurs avaient été fabriquées et offertes par les gars de la sucrerie, en souvenir du décès de leur camarade.
La somme de 2.826 marks fut envoyée à la veuve.
Cette journée mémorable se termina par la descente du drapeau au son du clairon. A signaler qu’aucune autorisation n’avait été demandée pour ce rassemblement insolite entre prisonniers et civils, que l’adjudant passa gentiment, sans rien demander ; une telle affluence de foule ne pouvait être qu’autorisée dans un pays soumis à une dictature implacable.
La souffrance rapproche souvent les êtres !
Dans le but de maintenir le moral, car la captivité devenait fort éprouvante, nous avions troupe théâtrale et orchestre. Ce dernier, monté avec des camarades musiciens de la ville voisine de WRIEZEN s’entraînait autour du piano au seul café du pays. Pour la circonstance, la salle était strictement réservée aux K.G. français, à qui l’on servait aussi bière et sandwichs. Ajoutons que le cafetier était le maréchal-ferrant régional, ayant un Français comme compagnon. La fille, dont la face était rongée par un cancer, avait vraiment des gentillesses à notre égard. La souffrance rapproche souvent les êtres !
On n’en finirait pas de raconter des mêmes faits qui, souvent, n’avaient qu’un but : survivre au détriment de nos geôliers. Mais cela prenait une grande importance à nos yeux. Si nous avions été surpris, alors, c’eût été le camp disciplinaire de RAVA-RUSKA en Pologne, où quelques-uns ont laissé leur vie.
Chaparder, pour améliorer le menu des jours de fête, devenait un exploit, surtout en hiver, aux Fêtes de Noël ou à Pâques.
Le spirituel, dans tout cela…
Le spirituel, dans tout cela… Il avait sa place : très souvent nous pouvions avoir la messe le dimanche au Kommando. Jouissant d’une certaine liberté ou la prenant tout simplement, j’accompagnais l’aumônier dans les campements voisins, assurant les chants et la bonne marche des offices.
D’ailleurs, partout, j’ai rencontré beaucoup de respect pour nos croyances. S’il y avait parfois peu d’assistants à la messe, tous se dérangeaient pour faire une place à notre autel de circonstance. La messe prenait tout son sens. L’offrande de tous les présents, participants ou non, était réelle : ceux qui faisaient leur toilette, ceux qui se rasaient, ceux qui lisaient, ceux qui raccommodaient leurs hardes, tout cela était vraiment offert. C’était des temps forts qui agissaient sur le moral des gars. Après l’office, l’Abbé et moi prenions notre repas sur place et cela donnait l’occasion de poursuivre notre apostolat ou de rendre de menus services, ou simplement d’écouter les doléances des camarades pour essayer d’y apporter remède.
J’allais dans les Kommandos voisins organiser les offices avant l’arrivée de l’aumônier : je faisais chanter, préparer la table dans un endroit un peu calme de la maison.
Mes épaulettes blanches d’interprète impressionnaient toujours nos gardiens et favorisaient les rapports. Je n’ai jamais demandé d’autorisation à qui que ce soit et n’ai jamais eu d’empêchement à mes déplacements en bicyclette ou à pied. J’étais connu par mon prénom :« Karl » dans toute la région. Les copains savaient qu’ils pouvaient compter sur moi pour les aider. Combien de tonnes de vivres n’ai-je pas transportées à la ville où la nourriture laissait à désirer. Je partais, tirant ma petite charrette contenant pommes de terre, oignons, choux, carottes, etc. comptant sur ma bonne étoile, souvent priant le chapelet le long des 10 km aller et retour.
Même aux périodes les plus critiques, où tous étaient consignés (évasion de Giraud, lâcher de parachutistes américains) J’ai toujours réussi à franchir tous les barrages sans ennuis. Il faut faire semblant d’être sûr de son fait ! Tout se passait bien. On ne pouvait concevoir, dans un pays aussi policé, qu’un KG puisse passer à côté des règles de vie normale : seul un Français l’imaginait volontiers.
(Mémoires inédits de fr Charles Bonnet)