Le premier ébranlement est venu du discours scientifique, qui ne voyait plus la nécessité de faire intervenir Dieu pour expliquer l’univers, son ordre et ses lois, ni la vie, l’origine des espèces ou le développement des vivants.
La philosophie, à son tour, a revendiqué la liberté de philosopher, de penser, d’interpréter rationnellement les Écritures. Mais au lieu de guider cet esprit de liberté, l’Église s’est cabrée quand celui-ci s’est retourné contre l’autorité religieuse. Elle a déclaré athées des philosophes - comme Descartes ou Spinoza - qui voulaient d’abord penser par eux-mêmes, penser leur foi.
L’espace s’est creusé entre la science et la philosophie, d’un côté, la religion et la théologie de l’autre. Pour les philosophes, le Dieu de la révélation devient bientôt impensable, puisqu’il ne permet plus de penser librement. En s’éloignant de la religion, l’homme moderne apprend à se passer de Dieu, à penser et à vivre dans l’absence de Dieu, comme s’il était inexistant. C’est dans ce processus historique très concret que Dieu a perdu peu à peu son être-là au monde et pour l’homme.
- Ce que le théologien découvre, c’est que cette disparition de Dieu a un sens pour la foi elle-même. C’est l’homme qui s’est libéré de Dieu, de la crainte de Dieu. Il a conquis sa liberté face à Dieu. Mais ce phénomène d’incroyance et d’athéisme ne s’est développé que dans le monde chrétien. Je crois donc qu’il faut reconnaître que cette revendication de la liberté de l’homme face à Dieu est un effet de l’Évangile.
C’est l’esprit de l’Évangile qui apprend à l’homme cette liberté et qui lui permet d’approcher Dieu en toute liberté. Je crois que l’on peut lire la modernité comme le retournement de l’Évangile contre la religion, y compris la religion chrétienne.
- Deux choses. La première, c’est que Dieu veut que l’homme soit libre. Il l’appelle à devenir son fils. Or être
« Fils de Dieu » est synonyme de liberté face à Dieu, comme on le voit très nettement chez saint Paul. La seconde, c’est que cela nous permet d’approfondir le motif pour lequel Dieu s’est révélé sur une croix, sur la Croix de Jésus. C’est à la fois là que l’on commence à perdre ses traces et là qu’il se révèle vraiment aux croyants. S’il a disparu de cette manière-là, c’est qu’il a voulu lui-même que l’homme soit libre de le trouver, c’est lui qui a permis à l’homme de se libérer de Dieu.
- Absolument rien ne peut nous contraindre à croire au Dieu qui se révèle dans la Croix de Jésus. Même pas la résurrection de Jésus, qui n’a pas été une manifestation publique ni un événement prodigieux…
Sur la Croix, la révélation de Dieu est humble en cela même qu’elle n’est pas contraignante. C’est un acte de gratuité de Dieu, de pauvreté. Sur la Croix, Dieu ne nous menace pas. Il laisse la liberté de croire ou de ne pas croire. La Croix nous délivre de toutes les raisons nécessaires de croire en Dieu. Dieu s’y révèle comme un Dieu d’amour, un Dieu qui se donne, qui est« pour nous » . Un nouveau visage de Dieu naît : Dieu ne vient pas nous accabler, nous réclamer des hommages, mais aider l’homme vers des chemins nouveaux d’humanité. Tout l’esprit de l’Évangile nous dit le sens de la Croix de Jésus : il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
- L’amour n’est pas nécessaire et, pourtant, un homme qui n’aime pas n’est pas un homme humain. La quête de Dieu est une quête d’humanité et c’est là qu’elle est utile. Il y a des chemins d’humanité que nous apprend « l’humanité de Dieu », selon l’expression de Karl Barth. Dieu est la souveraine gratuité et cela même nous donne le sens de la gratuité, sans laquelle il n’y a pas de vie vraiment humaine. Se situer face à Dieu ouvre à l’homme un champ infini d’espace et de liberté. La pensée de Dieu nous ouvre à une humanité ouverte, elle l’ouvre sur un pôle infini. À condition de ne pas dire que Dieu est « notre Dieu » et de ne pas lui imposer notre manière de le concevoir…
- Celui qui, consentant aux sollicitations de l’amour, choisit d’exister avec Dieu n’accède pas d’un seul coup au royaume de la liberté. Il ne découvre pas tout de suite le visage de Dieu dans sa totale vérité. Il lui faudra du temps pour se débarrasser des images du Dieu mondain, c’est-à-dire utile, enfouies dans la religiosité et la rationalité naturelles. Il lui faudra beaucoup d’efforts pour résister aux sécurités de la condition servile. Il aura toujours besoin de revenir à la Croix pour prendre sa liberté devant Dieu à ses risques et périls, pour apprendre, selon l’expression célèbre de Bonhoeffer, à « vivre, devant Dieu et avec Dieu, sans Dieu », sans le mettre à contribution, sans le prendre en otage…
Le chrétien est ramené à l’Évangile et à sa manière de penser Dieu d’une manière nouvelle. Il est appelé à quitter un culte conçu de manière utilitaire : je te donne pour que tu me donnes… L’Évangile nous apprend que Dieu s’est lassé de ce type de rapport, il a appelé l’homme à s’en dégager.
L’homme moderne a besoin de désapprendre une certaine forme d’esprit religieux - faite de soumission, de calcul, d’expressions de besoins matériels, de craintes… - pour entrer dans un autre type de rapport à Dieu : Dieu nous demande d’entrer en relation avec lui en développant des relations de fraternité, de gratuité, d’amitié les uns avec les autres.
- On progresse dans la liberté face à Dieu quand on ne ressent plus les mêmes besoins de garanties rituelles ou légales. Comme le dit le théologien Eberhart Jüngel, la foi refuse les garanties, alors que la religion en donne. Cette dernière attire même le croyant en lui garantissant le salut. Le chrétien doit être capable de se passer de ce type de garanties transmises par la tradition, l’atavisme et un certain symbolisme.
Plus il avancera en liberté, plus il avancera dans la vraie voie spirituelle. Car la liberté n’est pas contraire à l’humilité devant Dieu, ni à l’obéissance à son Esprit. Plus l’homme prend sa liberté, plus il est capable de découvrir Dieu dans sa grandeur. Le sens de la grandeur de Dieu est lié à la liberté avec laquelle nous approchons de lui.
Comment expliquer ce paradoxe ?
- En Occident, la réponse à cette question appartient au procès de la religion et de l’Église. C’est un sujet sur lequel l’Église devra beaucoup réfléchir à l’avenir. Au XIXe siècle, en réaction à la modernité, elle s’est beaucoup plainte de la perte de la croyance. Elle l’a attribuée à l’orgueil de l’esprit humain, à la mauvaise foi de l’homme. Elle n’a pas vu comment elle-même avait lassé l’homme occidental par un excès d’autoritarisme, en interposant toujours l’appareil religieux entre l’homme et Dieu.
L’Église devra, un jour, faire son examen de conscience et comprendre qu’elle est responsable - pour une certaine part - de cette perte de la croyance de l’homme moderne. Heureusement, aujourd’hui, l’Église n’accuse plus la liberté de la raison. À Vatican II, spécialement dans la constitution Gaudium et spes , l’Église a montré une volonté nette de se réconcilier avec le monde moderne. Mais je pense qu’elle n’a pas tiré toutes les leçons de cet épisode où elle a vu en quelques siècles son influence sur la société diminuer - sinon disparaître - et la croyance en Dieu largement s’éteindre en Occident. Il faudra que l’Église se préoccupe de ce double phénomène. Et peut-être finira-t-elle ainsi par découvrir qu’à travers la modernité et les Lumières, quelque chose de la tradition chrétienne a passé. L’Église s’est recentrée sur sa tradition religieuse, mais la tradition culturelle et philosophique est aussi une voie par laquelle s’est répandu l’esprit de l’Évangile. Cela, c’est ma conviction intime.
- Pour penser cette question difficile, nous sommes obligés de reprendre l’Évangile à la base pour voir à quoi il accroche le salut. Et on retrouve le critère de la Croix :
» « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. La mesure, c’est être capable d’aimer d’un amour gratuit, jusqu’au sacrifice de soi. Celui qui choisit d’exister sans Dieu ne se prive pas de la liberté, pas plus que de l’amour de Dieu. Il prend la liberté qu’il reconnaît aux autres, il reçoit l’amour de Dieu de l’amour qu’il donne aux autres.
- Je pense que la rencontre des religions ne doit pas être la
« sainte alliance » des religions qui veulent se regrouper parce qu’elles se sentent étouffer dans un monde sécularisé.
Les religions ont fait beaucoup de mal aux hommes et cela rend le dialogue interreligieux très important pour que les membres des différentes religions se désengagent des combats et deviennent des artisans de paix. Je crois aussi que le développement de relations amicales et fraternelles avec des personnes d’autres traditions culturelles et religieuses est important, car nous avons aujourd’hui à vivre ensemble dans une société devenue multiethnique. Mais je ne voudrais pas que le dialogue avec les autres religions conduise à sortir le chrétien de la société. Le chrétien ne peut être chrétien uniquement à l’intérieur du monde de la religion. Cette spécificité chrétienne-là est due à l’événement de l’incarnation. Le christianisme, c’est d’abord l’Évangile, une pratique de l’Évangile qui concerne la vie de chaque jour et la vie en société.
Je crois plus au retour à l’Évangile qu’au retour à la religion ou aux religions…
- C’est à partir de la gratuité de Dieu, d’un Dieu qui veut l’homme libre, qu’un dialogue peut se nouer en vérité et que l’homme peut se sentir interpellé comme une personne libre, responsable, majeure.
Sans doute faut-il que l’homme apprenne par lui-même le sens de la gratuité pour accéder à la gratuité de Dieu. Qu’il apprenne que le monde n’est pas uniquement construit sur des rapports mercantiles, de production, d’utilité. Le monde des relations personnelles, le monde de l’art sont marqués par la gratuité. Il faut que l’homme entre là d’abord. C’est à partir de là qu’il peut se laisser interpeller par la gratuité de l’appel de Dieu qui émane de la Croix.
Interview de Joseph Moingt, Jésuite, théologien.
Recueilli par Elodie Maurot, paru dans le Journal La Croix du 14 août 2006